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Georges Labica : Le philosophe révolutionnaire
Publié dans El Watan le 04 - 03 - 2010

Durant toute une vie, (il est mort à 78 ans, en février 2009), une vie bien remplie, Georges Labica n'a jamais été absent du terrain des luttes sociales, politiques et surtout des idées. Il a fait son travail de philosophe et de révolutionnaire aussi bien à l'université que dans la vie courante. Pour être efficace, il a sensibilisé, tenté de comprendre et de rassembler. Il a laissé une œuvre impressionnante.
« Pour peu que l'on s'y intéresse, on découvre une personne avec le temps », a dit Ali El Kenz dans le résumé de son intervention, rapportée par la brochure de présentation du colloque organisé les 15 et 16 février derniers à Alger ,en hommage au philosophe français Georges Labica. En fait, le colloque a fonctionné comme un accélérateur temporel pour affiner afin de la restituer dans ses véritables dimensions, en deux jours seulement, la stature d'un homme ; n'hésitons pas à utiliser un qualificatif fort : exceptionnel. Ce n'est pas moins ce que disait, en usant d'autres termes, l'anthropologue/ethnolinguiste, Leïla Ghanem, pour évoquer cette stature : « Ceux qui ont eu la chance, comme moi, de fréquenter Georges Labica (…) ont pu détecter chez lui des qualités rares d'un intellectuel humble, ouvert et combatif, un militant de terrain dont l'internationalisme et l'engagement ne se sont jamais démentis. »
Cette dimension du philosophe est impressionnante parce qu'il alliait la ténacité doublée de la rigueur du penseur, l'ouverture et la combativité de l'internationaliste et l'empathie et la générosité du profondément humain. Ce sont ces qualités qui ont mobilisé les recherches des participants au colloque d'Alger qui a été consacré à sa vie, à son œuvre et à son combat. La provenance de ces derniers à elle seule indiquait, par ailleurs, la dimension internationale de la stature d'un homme qui a été de toutes les luttes qu'il estimait justes. Ces chercheurs dont la plupart ont travaillé avec lui, venaient de presque tous les continents et surtout de l'ensemble du pourtour méditerranéen, d'Europe, du Moyen- Orient et d'Afrique. Labica est attiré par les études philosophiques, rapporte Benamar Médiene, dès ses années de lycéen : « Il obtient son baccalauréat en 1948 et le premier prix de philosophie de l'Académie de Nice. »
Ce sera une suite à succès dans la filière et en 1956 « titulaire d'un Capes, il demande un poste en Algérie où il est affecté au lycée Bugeaud (ndlr, actuellement, lycée Emir Abdelkader d'Alger) en qualité de professeur de philosophie. Homme de contact (...), il noue des relations amicales et politiques avec des intellectuels algérois, des médersiens, pour la plupart », rapporte encore Médiene. Une année après son arrivée en Algérie, il épouse Nadya, une Constantinoise qui l'accompagnera durant toute sa vie.
Une relation spéciale avec l'Algérie
« Anticolonialiste, solidaire avec le combat du peuple algérien pour son indépendance, il retournera en France pour ne pas avoir à effectuer son service militaire en Algérie », rappelle pour sa part, son ancien élève et ami, l'universitaire Omar Lardjane, dans un article intitulé « In memoriam, Georges Labica, (1930-2009) » publié dans le n° 43 de janvier-mars 2009 de la revue d'anthropologie et de sciences sociales, Insaniyat. Le voilà de retour à Alger en 1960, dès son service terminé et, fidèle à ses principes, il replonge dans l'action anticoloniale. Condamné à mort par les ultras français de l'Organisation de l'armée secrète (OAS), il est cependant contraint de quitter, avec femme et enfants, l'Algérie, mais pour y retourner dès juillet 1962, lorsque l'indépendance efface la menace que constituaient les jusqu'au-boutistes du maintien de la colonisation. Commence alors un autre combat pour ce communiste « radical » à l'engagement irréversible.
Comme participation à la construction post-indépendance de l'Algérie, il enseigne de 1962 à 1968 à l'université d'Alger la philosophie et assure un cours d'histoire des idées à l'Institut d'études politiques (IEP). Plusieurs de ses élèves de philosophie encadreront pendant les décennies à venir l'enseignement de cette filière. Pendant cette période, Labica, s'intéresse à la pensée arabe à partir d'études sur Ibn Khaldoun et Ibn Tufayl. Au premier, il consacre, en 1965, sous la direction de Maxime Rodinson, sa thèse de 3° cycle qu'il publiera en 1968 sous le titre « Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l'idéologie musulmane ». Concernant Ibn Tufayl, Labica réalise une nouvelle présentation de son œuvre : Le philosophe sans maître : histoire de hayy Ibn Yeqdhan .
Un philosophe atypique
S'il avait décidé de rentrer en France durant l'année 1968, il y a probablement lieu d'y voir un intérêt certain pour ce que promettait d'apporter l'effervescence sociale et politique qui allait culminer avec les événements de mai. Labica était déjà depuis plus d'une décennie un philosophe atypique pour qui la pensée et l'action allaient de pair, comme il l'avait démontré déjà par ses engagements de la fin des années cinquante. Si son départ pour son pays, en 1968, a clos une période durant laquelle il était en phase avec l'Algérie, il n'interrompt pas tous les liens avec ce pays d'adoption. Ses contacts, témoigne encore Lardjane, grâce notamment à ses anciens étudiants, comme ses visites aux universités algériennes pour des participations à des rencontres scientifiques, demeureront nombreux et pratiquement incessants jusqu'à sa mort au début de l'année 2009.
En France, l'activité scientifique du philosophe devient plus dense : il soutint, en 1976, une thèse de doctorat d'Etat, « Statut marxiste de la philosophie ». Il reste toujours tout aussi engagé politiquement. En 1978, signale Benamar Médiene, il se retire, en compagnie d'Etienne Balibar du Parti communiste français (PCF), à cause de l'implication de ce parti aux côtés des socialistes dans le Programme commun et dans l'élection de Mitterrand, un peu plus tard en 1981. Après Ouvrons les fenêtres camarades ! qui est une intervention dans la scène politique, Labica polémique avec des intellectuels du PCF et rompt carrément avec ce dernier au moment où il met en chantier des réflexions importantes Marx et marxisme et Dictionnaire critique du marxisme.
Cette grande œuvre est le fruit d'un travail collectif : plusieurs philosophes participent à la réalisation du Dictionnaire qui « devient une référence » selon les mots de Lardjane. En 1987, témoigne le penseur algérien Ali El Kenz, des changements se préparaient. C'était une période lourde qui poussait les gens à réfléchir. Labica, qui est resté fidèle à une gauche radicale, sentait ce qui changeait. Depuis, sa production s'intensifie et se fait encore plus engagée. Il est vrai que la pensée marxiste est, durant ces années, acculée et en net reflux devant un capitalisme triomphant sur tous les plans. C'est donc en véritable combattant que Labica « monte au front ».
Ses publications (entre ouvrages et articles pour revues spécialisées) se font de plus en plus nombreuses. Il est sur tous les fronts : théorique, idéologique et politique. Même si le combat peut sembler trop inégal, il ne baisse pas les bras et va parfois jusqu'à rompre avec des amis de longue date comme il le fera au début des années 2000 avec le philosophe Etienne Balibar à cause de leurs divergences sur l'attitude à adopter sur la lutte (à commencer par le recours à la violence) du peuple palestinien.
La révolution est démocratie et la démocratie est révolution Cette prise de position de soutien à la Palestine n'est pas nouvelle, même si sa réflexion évolue et s'affine en réaction aux subterfuges qui commençaient à se multiplier à la suite de l'effondrement de l'Union soviétique et du camp socialiste. Dans les nouvelles théories ou visions telles que les développent Fukuyama et Huntigton sur « la fin de l'histoire » ou sur le choc des civilisations », Labica voit des manœuvres visant à empêcher les deux tiers de l'humanité de vivre comme tout le monde. Cette confrontation sur le plan politique et des idées mène le philosophe à la publication de Démocratie et Révolution en 2002 dans lequel ces deux termes sont appréhendés comme indissociables dans un rapport très étroit, soit une tentative de refondation d'une pensée révolutionnaire applicable à la réalité du capitalisme mondialisé. En d'autres termes, la Révolution doit servir la démocratie et cette dernière doit compléter la Révolution.
Pour lui, tous les efforts et programmes des luttes des classes doivent tendre à combattre la violence dominante du capitalisme libéral comme celle de l'impérialisme. Pour Stathis Kouvélakis, qui intervenait durant le colloque, « Le concept de Révolution occupe une place centrale dans l'œuvre aussi bien que dans l'activité concrète de Georges Labica. » Il en appelle donc à la violence révolutionnaire des classes et peuples dominés, comme seule riposte valable pour le changement et à en finir avec la violence des dominants. C'est pour impulser ces luttes que sont venues sur le plan des idées les ouvrages suivants : Maîtres du monde, l'Empire en guerre , Livre noir du capitalisme, ou encore Y a-t-il une vie après le capitalisme ? qui sont des ouvrages collectifs. La démarche est ancienne chez lui.
En effet, depuis le Dictionnaire critique du marxisme, Labica a eu un souci permanent qui consistait à impliquer le plus possible de penseurs dans des réflexions intéressant des questions importantes. Selon lui, pour riposter aux guerres de l'empire ou réfléchir à des alternatives crédibles, il faut « sortir » de la philosophie comme connaissance et lui opposer la philosophie comme action. Le sociologue Abdelhafid Hamdi Chérif rappelle cette attitude dans les termes suivants : « (…) il opposait à une philosophie comme universalisme abstrait et conceptuel coupé des réalités du monde, un engagement prenant forme dans un nouvel internationalisme désormais orienté non vers la défense d'une patrie (la patrie du socialisme) ou d'une classe particulière et localisée (le prolétariat des pays développés), mais vers la diversité des dominés ; non plus vers les mouvements sociaux mais vers les mouvements d'émancipation. »
La violence contre les dominants est nécessaire
C'est ainsi qu'il en viendra à théoriser la violence. « Notre époque baigne dans la violence. Nous baignons dans la violence. Le mot lui-même est peut-être le plus entêtant de nos discours et de nos écrits », c'est Jean Salem qui a rappelé ces mots par lesquels s'ouvre Théorie de la violence, le dernier ouvrage de Labica et probablement l'un des plus importants de sa vie de penseur. « Voilà une théorie de la violence qui déplaira certainement en Algérie et qui emprunte des chemins inattendus (…) », observe Mohamed Bouhamidi. Selon ce dernier, « La surprise vient des ''choix'' faits pour interroger les représentations construites sur la question, de celle de Job, aux textes des auteurs grecs, à la mythologie, en passant par les représentations plastiques, à Shakespeare. » « Il a tenté de comprendre chaque type de violence dans notre monde d'aujourd'hui : des incivilités aux massacres, des gros mots au terrorisme, du crime passionnel à la torture, de la pédophilie à la Révolution », fait remarquer, pour sa part, le philosophe égyptien Magdi Abdel-Hafez Saleh.
La pensée de Labica ne se limite bien sûr pas uniquement aux quelques rares domaines que nous venons d'évoquer en rappelant par bribes quelques interventions au dernier colloque qui lui a rendu hommage à Alger. Ce communiste internationaliste a touché à tout et s'est engagé avec courage et détermination dans de très nombreuses causes dans l'objectif d'apporter sa contribution à la diminution de la souffrance humaine.
Parcours : Né en France à Toulon, en 1930, Labica obtient son baccalauréat en 1948 en remportant le premier prix de philosophie à Nice. Après un CAPES à Paris, il s'engage dans l'enseignement et arrive à Alger en 1956 où il noue des relations avec des intellectuels arabisants. 1957, il se marie avec Nadya, une jeune Constantinoise rencontrée quelque temps auparavant, lors d'une épreuve orale du baccalauréat. Elle lui donnera trois enfants. 1958, il préfère faire son service militaire en France pour ne pas avoir à combattre les Algériens. 1960, retour à Alger d'où il fuit avec sa famille à cause des menaces de l'OAS. 1962-1968, il enseigne la philosophie à l'université d'Alger et participe à former le premier encadrement de cette discipline en Algérie. Durant cette période, il travaille sur la philosophie arabe (Ibn Khaldoun et Ibn Tufayl). 1968, il rentre en France pendant les événements de mai. Syndicaliste, il s'investit dans les luttes sociales et politiques, il est alors enseignant à Paris (Nanterre). Commence alors une période de production intellectuelle féconde avec la publication de Le statut marxiste de la philosophie en 1976, qui sera clôturée par Théorie de la violence en 2007. De très nombreuses œuvres verront le jour entre ces deux dates, dont le fameux Dictionnaire critique du marxisme. Labica décède brutalement, le 12 février 2009, d'une hémorragie cérébrale.


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