«Le commérage, c'est quand vous entendez dire du bien de quelqu'un que vous n'aimez pas.» Earl Joseph Wilson Jamais un trajet matinal ne lui avait paru aussi long. Les voyageurs étaient entassés dans ce bus où tout le monde paraissait souffrir et s'ennuyer. Il se demandait vraiment ce qu'il fallait faire pour faire passer le temps. Regarder le paysage ne l'intéressait pas du tout. Il connaissait par coeur ces immeubles blancs ou gris de Belcourt, fraîchement peints ou décrépis. Scruter les visages était une occupation plus instructive: l'ennui et le manque d'entrain se lisaient sur les visages marqués par une insuffisance de sommeil. Il avait peut-être perdu l'habitude de prendre le bus ou c'est sûrement le fait d'être à jeun qui lui mettait les nerfs à fleur de peau. C'est drôle ce que le mois de Ramadhan peut être révélateur. C'est la période où les caractères des individus apparaissent au grand jour, quand la bête prend le pas sur l'ange. D'abord, il avait remarqué que depuis que le bus avait démarré, les deux commères qui étaient confortablement assises sur les deux sièges près de la porte centrale, n'avaient pas cessé de bavarder. Et leur sujet favori était évidemment, la cuisine. Elles n'ont pas arrêté de passer chacune en revue tous les petits plats qu'elles avaient mijotés la veille. Cela commença d'abord par la recette standard du plat en question, le choix des légumes, des viandes, des ingrédients divers et des condiments. Au chapitre des légumes, les deux amies (qui devaient se connaître depuis longtemps puisqu'elles se sont embrassées chaleureusement, demandant des nouvelles des membres de leurs familles respectives, et se félicitant de la bonne mine de chacune) comparaient d'abord le choix et la qualité propres à chaque type de légumes. S'agissant de la tomate, elles préféraient, bien sûr, celle qui était tout à fait ronde, mûre à point pour les sauces et attention (là elles insistaient sur la qualité de la maturité!) il ne fallait pas qu'elle présente de tâche jaune (signe qu'elle avait souffert du gel) ou qu'elle soit trop tendre ou trop molle: il fallait qu'elle présente une pulpe impeccable, une peau fine et qu'elle ait son pédoncule vert tout comme la courgette qui devait présenter le reste de sa fleur jaune. C'est un signe que le légume a mûri naturellement et non dans une serre. Là, les deux commères ont exprimé leur aversion pour les fruits et légumes qui ont mûri artificiellement: cela dénature le goût. A partir de cette appétissante discussion, les deux commères ont commencé à s'échanger les bonnes adresses. «Le meilleur vendeur de légumes, c'est celui qui ramène tous les matins ses cageots devant la baraque où l'on vend des produits laitiers», disait l'une. «Tu as vu! surenchérit l'autre. A neuf heures il a déjà liquidé toute sa marchandise, tomates, poivrons et salades. Il les cultive lui-même dans son jardin. -Et il vous laisse choisir de votre propre main, ce que vous voulez prendre», précisa-t-elle. «-Ah! oui. Il a gardé les bonnes habitudes d'antan quand il y avait des produits à profusion. En ce temps-là, les gens avaient la «qanaâ», ils se contentaient de peu. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Les marchands spéculent à chaque mois de jeûne... D'ailleurs, la spéculation commence une semaine avant le Ramadhan. Les prix des tomates, courgettes, poivrons et viandes s'envolent comme par enchantement» a fait remarquer celle qui animait le débat.» - Tu as vu, ma chère, aucune «rahma» dans le coeur de ces chacals. Qu'ils soient voués au feu éternel! Ils croient qu'ils vont emporter avec eux tout ce qu'ils volent», conclut la première commère. A l'évocation du moment fatidique et du Jugement dernier, les deux commères vont glisser brutalement de la cuisine, des étals de marchands, vers la sinistre morgue. Et là, elles passent en revue toutes leurs connaissances qui ont quitté ce bas monde, les circonstances de leur décès, les conséquences sociales de leur disparition... A ce moment précis, leurs voix se font plus basses et ce ne sont plus que chuchotements et sourires complices.