A quatorze heures piles, l�avion en provenance de Paris se posa sur la piste num�ro 2 de l�a�roport Houari-Boumediene d�Alger. Martine, arriv�e une heure plus t�t directement de l�h�tel Sofitel o� elle s�journait depuis une semaine, s�impatientait jusque-l� dans le hall impersonnel et froid de la nouvelle a�rogare. Elle avait achet� un journal du soir, mais n�arrivait pas � se concentrer sur les lignes qu�elle parcourait sans vraiment y accorder la moindre importance. Tout en sirotant un caf� qui avait refroidi depuis une demi-heure au moins, elle tirait nerveusement sur la �ni�me cigarette. Le cendrier qui tr�nait sur la table comptait une bonne douzaine de m�gots d�in�gales longueurs. Le serveur, d�pass� par les commandes, n�avait pas pris la peine de le vider et cela irritait davantage Martine. Elle avait �chou� l� apr�s avoir battu le pav� et parcouru de long en large l�immense hall du premier �tage. La caf�t�ria donnait sur le tarmac et Martine pouvait voir l�incessant ballet des a�ronefs frapp�s de sigles divers. Elle n�aimait pas l�ambiance standardis�e des a�roports et leurs foules d�personnalis�es qui renfor�aient singuli�rement le sentiment de solitude� �Arriv�e de l�avion d�Air France en provenance de Paris� : la voix suave et robotis�e d�une speakerine couvrit le brouhaha qui montait du rez-de-chauss�e. Martine �crasa un autre m�got dans le cendrier de la table d�� c�t�, ramassa son sac et quitta la terrasse couverte de la caf�t�ria. Un quart d�heure plus tard, elle vit surgir sa maman affal�e dans un fauteuil roulant pouss� par son fr�re Armand. Lourdaud, ce dernier d�goulinait de sueur. Emilie, heureuse malgr� les affres de la maladie qui se lisaient sur son visage d�cr�pi, criait � sa fille : �Martine ! Merci mille fois ! Je suis � Alger ! Je suis revenue � Aljaza�r avant de mourir ! Merci Martine ! Merci Armand !� Puis se tournant vers le policier qui la regardait s��loigner de derri�re la vitre de son guichet : �Merci � vous aussi d�avoir tout facilit� ! Vous �tes d�une gentillesse�� Pour Martine, ce voyage � Alger ressemblait � tous les autres. Membre de M�decins sans fronti�res, elle a eu l�occasion de parcourir le monde dans tous les sens et, pour elle, un a�roport n�est qu�une porte ouverte sur une nouvelle destination, toujours diff�rente de la pr�c�dente et � mille lieues de celle qui suit� Chaque pays a ses couleurs, ses odeurs, sa facette cach�e. Alger ne l�a pas emball�e parce qu�elle n�y a pas trouv� ce cachet particulier dont on l�a abreuv�e tout au long de sa jeunesse. Son p�re d�abord qui ne passait pas une seule journ�e sans �voquer Bab-El-Oued, Saint- Eug�ne, le pastis que l�on prend chez J�r�me, les merguez de Beno�t ou les crevettes royales de la Madrague. Tous les jours, il se mettait au balcon, face � la mer, pour regarder son Alger, derri�re l�immensit� bleue de la mer. Ainsi a-t-il v�cu jusqu�au jour o� on le trouva mort sur sa chaise ramen�e du bled, sur le m�me balcon qu�il ne quittait jamais, �t� comme hiver. Nice ressemblait � Alger, disait-il. Mais il y manquait l�essentiel, cette ambiance color�e et festive, les cris des b�b�s, les querelles entre voisines vocif�rant dans la rumeur des matins chantants, les mille et un chahuts s��levant des rues bigarr�es, charriant une mar�e humaine toujours joyeuse et p�tillante de vie. Et puis, il n�y avait pas le vieux Kaddour, ni l�ami des joutes de p�tanque, Allaoua, ni le son lointain du muezzin� Apr�s la mort de son vieux papa, Martine s��tait attel�e � r�aliser le r�ve de sa maman. Il ne fallait pas qu�elle parte sans revoir Alger. Elle ne comprenait pas ce qui subjuguait tant les pieds-noirs dans cette ville, radieuse certes et �troitement li�e � la mer qu�elle dominait, mais qui n�avait rien des grandes capitales historiques ou des cit�s touristiques qu�elle a sillonn�es tout au long de ses p�riples. De l�h�tel o� elle s�journait, elle avait une vue magnifique sur le jardin d�Essai d�El Hamma, une immense mer verte qui s��tendait � l�infini et dont elle aimait admirer les reflets flamboyants au lever du soleil. Durant toute une semaine, elle s��tait fix� comme t�che prioritaire d�arranger le voyage de sa m�re. Elle lui avait pr�par� un programme qui allait certainement la satisfaire. Plus m�me, la combler. Elle n�avait rien oubli� : le cimeti�re de Saint-Eug�ne pour la visite des tombes de la famille, la maison familiale � Bab-El-Oued, les sites historiques comme La Casbah et le pavillon 23, Padovani, le centre-ville, la Madrague, Sidi Ferruch, Fort-de-l�Eau, et tant d�autres endroits encore dont elle connaissait les noms par c�ur, mais qu�elle n�avait jamais visit�s. Armand, l�g�rement plus �g�, se souvenait du d�part pr�cipit� en juillet 1962. Il parlait souvent � sa s�ur de l�ambiance du port, du bateau quittant la rade, des gens qui pleuraient. Martine avait � peine une ann�e d�existence quand tout cela arriva. Elle n�avait aucun souvenir, aucune attache avec ce pays �tranger et ce peuple dont elle trouvait parfois les m�urs excentriques. Le taxi qui attendait n�eut aucun mal � acc�der � la zone interdite, car Martine avait tout expliqu� au policier de faction et ce dernier avait �t� d�une amabilit� extraordinaire. Il salua tout le monde au moment o� le v�hicule prenait son d�part vers Alger. Emilie ne voulait rien rater du paysage, mais elle d�chanta rapidement, car elle ne pouvait voir, pour le moment, qu�une succession d��changeurs, des plaques vertes et bleues � gogo et des autoroutes qui s�entrecroisaient. �Cela a dr�lement chang�, lan�a-t-elle � Armand qui essayait de retrouver quelques rep�res � travers ce paysage impersonnel de b�ton. �Tiens, l�, c�est �crit �A�n-Taya !� Regarde, Armand ! A�n Taya, mon Dieu�� Des larmes ruisselaient sur les joues creuses d�Emilie qui �tait au comble du bonheur. Elle se revoyait toute jeune, la vingtaine, dans un superbe maillot deux pi�ces, affal�e sur le sable chaud, faisant semblant d�ignorer les centaines de regards qui la bouffaient� En voyant sa m�re pleurer, Martine eut un pincement au c�ur. Elle se tourna vers son fr�re. Il pleurait aussi. Pourtant, ils n�avaient rien vu encore� Alors, elle pensa � son p�re. Comme il aurait �t� heureux de faire ce voyage. Martine avait un picotement aux yeux. Sans savoir pourquoi, elle laissa quelques larmes couler de ses yeux. Elle en a vu d�autres pourtant. Elle a vu des guerres et des sinistres, des morts et des bless�s et cela avait endurci son c�ur. Elle n��tait pas insensible, mais elle savait que pour �tre efficace dans le boulot qu�elle faisait, il fallait refouler ses sentiments. D�habitude, elle se ma�trisait devant les situations les plus �prouvantes. Et l�, b�tement, sans avoir la moindre nostalgie pour ce pays, ni aucun lien palpable, elle se retrouvait en train de pleurer comme les autres. A travers la vitre de la voiture qui filait � toute vitesse sur l�autoroute encombr�e, un soleil hivernal capiteux irradiait un petit bout de campagne �pargn� par le b�ton. L�-haut, le ciel �tait d�un bleu unique ! Elle n�avait jamais vu un bleu aussi intense, ni un soleil aussi vigoureux et tendre � la fois, ni une lumi�re aussi captivante. Elle ne connaissait pas cette lumi�re satur�e, exacte, grisante qui va au-del� de vos yeux. Oui, elle venait de r�aliser que cette lumi�re unique allait tout droit au c�ur. Elle inondait tout l��tre d�un rayonnement qui faisait du bien. Partout. Du bout des cheveux au bout de l�orteil. Mon Dieu, qu�elle �tait belle cette lumi�re, qu�il �tait magique ce ciel d�Alger dont elle venait subitement de d�couvrir l��me, invisible � tous ceux qui n�avaient pas compris l�essentiel, � tous ceux qui passaient par ici sans lever la t�te. Maintenant, Martine savait pourquoi sa m�re et Armand pleuraient. Elle savait pourquoi son p�re se comportait comme un fou, affirmant voir �sa� ville alors qu�il se trouvait � mille kilom�tres d�elle. Elle savait pourquoi, dans les yeux tristes des pieds-noirs, on distinguait parfois, en y pr�tant attention, des soup�ons de joie et des zestes d�amour infini pour ces paysages qui continuaient de vivre dans leur c�ur, malgr� tout� Martine respira profond�ment. Elle embrassa sa m�re et lan�a au chauffeur : �Non, pas � l�h�tel ! Allons � la Madrague, �ma� Madrague�� D�sormais, elle sera comme les autres, une fille du bled, bouff�e dans ses entrailles par la passion de cette lumi�re qui, un apr�s-midi de fin d�automne sur l�autoroute de Dar-El-Be�da, a p�n�tr� par effraction dans son c�ur froid. M. F. P. S. 1 : Cette nouvelle, parue au mois de d�cembre 2005 dans un ouvrage intitul� �Soleils d�hiver �, je la d�die � tous les pieds-noirs qui ont gard� au fond de leur c�ur, bien enfouie et � l�abri des turbulences du temps, cette lumi�re unique de mon pays, qui est aussi le leur� P. S. 2 : M�me si Mohamed Benchicou doit purger jusqu�au bout sa peine, on est au moins s�r que, pour toutes les affaires en diffamation qui l�ont fait tra�ner devant les tribunaux plus de 30 fois, il ne fera pas de �prolongation �. Donc, rendez-vous est pris pour le 14 juin 2006. Et l�invitation pour un m�choui pr�s des ruines romaines de Madaure ou du poisson grill� � la �Grande Bleue� tient toujours !