Cette conviction de Joseph Pulitzer devrait de notre point de vue, être le bréviaire de la profession du journalisme, qui, on le sait, est, à la fois, capable du meilleur comme du pire. Nous allons, d'abord, présenter la vérité comme vertu cardinale du journalisme et ensuite présenter une honorable personnalité qui a incarné pendant deux décades cette rigueur que nous appelons plus que jamais de nos voeux. La vérité pour le journaliste et les tentations «C'est un paradoxe. Alors que la société de l'information nous offre aujourd'hui les moyens techniques les plus performants pour communiquer, les opinions publiques doutent de plus en plus des journalistes et de leur capacité à dire la vérité. Or, chercher et fournir aux citoyens la vérité sur les événements et les personnes est l'obligation, démocratique et éthique par excellence, du journaliste. Mais cette obligation morale se heurte à de nombreux obstacles, externes et internes, à notre profession. (...) la vérité est à construire (elle n'est pas posée dans l'absolu); elle est partielle (l'énonciateur choisit une dominante); elle n'est pas isolée (elle entre dans un ensemble signifiant); elle est tributaire d'un système de pensée et de langage; elle est médiatique (échange entre personnes); elle s'exprime dans l'espace-temps (elle est historique et géographique); elle surgit sur un terreau culturel et sociopolitique; elle n'échappe pas à l'emprise d'une idéologie (politique et/ou religieuse). La vérité journalistique ne peut être ni univoque ni purement objective. Elle doit être honnête - ce qui n'est plus que sincère - et constituer une parole juste. A condition de surmonter un certain nombre de tentations et d'ambiguïtés qui constituent des obstacles réels à sa recherche. Parmi ces obstacles, on peut citer «La logique marchande». L'impératif de rentabilité est certes incontournable, mais il est devenu en cette fin de siècle une source de stress éthique: jusqu'où tricher pour vendre? «La concurrence professionnelle». Cette concurrence pousse à des «arrangements» avec les pouvoirs politiques, les institutions culturelles et religieuses, les managers économiques et médiatiques, les annonceurs publicitaires, les confrères, les «amis». La concurrence sauvage tolère même les coups bas. On peut y ajouter «Le statut de grands-prêtres de l'information.» Ce statut porte les journalistes à se constituer en «clergé», détenteur d'une vérité autoritaire et intolérante. Enfin, il nous faut citer «Les approximations». qui souvent trahissent plus la vérité qu'un franc mensonge. Les simplifications hâtives. L'exigence d'objectivité, horizon de l'informateur public, est mise à mal par la précipitation, qui conduit aux simplifications hâtives. «Les arrangements.» La pulsion créatrice incite tout signataire de presse à arranger la vérité. Publier, c'est choisir. Ecrire, c'est embellir. Le journaliste met en forme. Il n'est jamais loin de mettre en scène. Il lui faut séduire. Sa conscience morale doit prioritairement s'exercer dans une gestion clairvoyante et modeste de son narcissisme d'auteur.»(1) Misère morale de la presse de nos jours Qu'en est-il du journalisme de nos jours? Parlant de la manipulation de plus en plus évidente de l'information, Ignacio Ramonet ancien directeur du Monde diplomatique, pointe du doigt les grands protagonistes que sont les acteurs d'une mondialisation dimensionnée à la taille des plus riches et des plus puissants. Ecoutons-le: «Contre les abus des pouvoirs, la presse et les médias ont été, pendant de longues décennies, dans le cadre démocratique, un recours des citoyens. En effet, les trois pouvoirs traditionnels - législatif, exécutif et judiciaire - peuvent faillir, se méprendre et commettre des erreurs. Mais, dans les pays démocratiques aussi, de graves abus peuvent être commis. (...) Depuis une quinzaine d'années, à mesure que s'accélérait la mondialisation libérale, ce «quatrième pouvoir» a été vidé de son sens, il a perdu peu à peu sa fonction essentielle de contre-pouvoir. Le pouvoir véritable est désormais détenu par un faisceau de groupes économiques planétaires et d'entreprises globales dont le poids dans les affaires du monde apparaît parfois plus important que celui des Etats.»(2)(3). C'est à se demander s'il existe encore une presse libre de par le monde, notamment dans les pays occidentaux On peut raisonnablement penser que la presse libre est morte avec Bob Widward et le Watergate. A en croire William Colby, ancien directeur de la CIA, «la CIA contrôle tous ceux qui ont une importance dans les principaux médias». Eloge d'un journaliste: Monsieur Noureddine Naït Mazi Tout cependant n'est pas noir! Il existe et c'est heureux, des gens honnêtes au sens de l'honnête homme de Voltaire. Justement, l'occasion nous est donnée de rendre hommage de l'extérieur à un Monsieur du journalisme qui, à sa façon, a donné à cette profession ses lettres de noblesse. «On le voit, être journaliste c'est rentrer dans les ordres et faire voeu de vérité.» Comment ne pas penser à Noureddine Naït Mazi qui fait l'unanimité en tant que repère pour la profession. C'est ainsi que de quel côté qu'on l'observe - ses détracteurs comme ses amis- il fait l'unanimité en termes d'admiration et de déférence. J'ai voulu savoir qui était ce personnage dont on disait qu'il avait dirigé El Moudjahid sous la période de plomb. Au fil de mes recherches et lectures, je me suis aperçu que Naït Mazi avait, si je puis m'exprimer ainsi, «très bonne presse» Un slogan d'une campagne présidentielle en France m'a permis de trouver une expression pouvant le cerner-mais peut-on le faire?- «la force et la conscience tranquilles». Il en imposait par l'élégance de son physique, la limpidité du verbe et la netteté des idées. Le mérite de Naït Mazi c'est d'avoir donné une responsabilité au journal El Moudjahid et donné un professionnalisme à la profession balbutiante, profiter des interstices de liberté pour présenter un journal - qui tout en étant respectueux de la ligne- n'en respecte pas moins et il faut le saluer, les fondamentaux du journalisme. Pour avoir «duré» aussi longtemps à la tête du Journal, c'est que le pouvoir a trouvé en M. Naït Mazi un professionnel de l'information, irremplaçable de 1965 à 1980, la déboumédienisation aidant. Les éloges sincères de toute une corporation et au-delà sont les plus pures médailles, les plus grands hommages que l'on puisse rendre à Naït Mazi pour son honnêteté intellectuelle Qui est Noureddine Naït Mazi? «Noureddine Naït Mazi. Ce nom, qui se confond avec un pan de l'histoire des médias nationaux, est entré dans le monde de la presse en 1962, au lendemain de l'indépendance de notre pays. M.Naït Mazi débute sa carrière en tant que journaliste au quotidien Le Peuple puis devient rédacteur en chef en 1964 dans ce journal. Il occupe la même fonction au quotidien El Moudjahid et le 20, rue de la Liberté devient alors son adresse professionnelle pendant quinze années, soit de 1965 à 1980 où il sera nommé directeur général d'El Moudjahid par le défunt président Houari Boumediene en 1971. Au début des années 1980, Noureddine Naït Mazi quitte El Moudjahid pour occuper pendant trois ans le poste de conseiller au ministère de l'Information avant de reprendre à El Moudjahid qu'il quittera définitivement en 1990. Au cours de sa carrière journalistique, ce grand professionnel des médias a su rester humble et discret. C'est par ses qualités morales et son honnêteté intellectuelle irrepprochable que cet homme humble et discret a marqué des générations de journalistes, aujourd'hui devenus grands directeurs de journaux. Il fut une école de rigueur pour ces journalistes qui se sont forgés à son contact.»(4) Parmi tous les éloges -et ils sont nombreux- nous avons choisi deux. D'abord celui de Nordine Boukrouh -dont on connaît le talent et les phrases percutantes-qui eut à le connaître et à publier dans El Moudjahid pendant justement cette période de censure voire d'autocensure. Ecoutons-le: «(...) Une anecdote: un jour, j'ai passé une demi-journée dans le bureau de M. Noureddine Naït Mazi, le tout-puissant directeur général d' El-Moudjahid, à négocier avec lui mot par mot l'article qui paraîtra fortement dénaturé le lendemain sous le titre de «Le Khéchinisme» (17 octobre 1979). C'était le second d'une série d'articles qui en comptait cinq, mais le patron du journal n'avait pas accepté d'aller au-delà. Pour lui, ce n'était tout simplement pas concevable. Le premier («Le génie des peuples»), sorti une semaine plus tôt, lui avait échappé car le rédacteur en chef, le regretté Kamel Belkacem (avec qui je l'avais âprement négocié bien sûr), avait pris la décision de le publier sans se référer à lui. D'ailleurs, le surlendemain de la parution, M. Naït Mazi faisait sortir une longue réponse à mon article. Il y disait notamment: «Je voudrais me garder de porter sur les propos de M. Boukrouh un jugement manichéen qu'il ne mérite pas du reste: beaucoup de points soulevés par son auteur, beaucoup de thèses qu'il avance sont fort exacts, mais dans la mesure aussi où l'on se défend d'en tirer des généralisations qui risquent d'être abusives... Et c'est précisément en ce sens que l'article de M. Boukrouh, malgré toutes ses qualités de franchise, de réflexion sérieuse, de refus de toute démagogie, malgré le fait que - je le répète - j'en approuve bien des termes, a provoqué en mon esprit une impression d'incomplet, d'unilatéral, c'est-à-dire d'inexact, pour ne pas utiliser le mot de tendancieux...» On le comprend, l'honorable directeur devait rassurer en «haut lieu». Dix ans plus tard, le 18 mai 1989 exactement, une nouvelle passe d'armes publique nous opposait. Mais cette fois, les rôles étaient inversés. En effet, M. Naït Mazi avait publié dans son journal une «opinion» signée de lui, et moi je m'en prenais tout bonnement à cette opinion, c'est-à-dire directement à lui. Malgré tout, il eut l'élégance de publier intégralement, cette fois, mon point de vue, se contentant de l'accompagner d'une réplique commençant ainsi: «Et voilà que je retrouve M. Noureddine Boukrouh! Nous avions déjà eu l'occasion, il y a tout juste dix ans, en octobre 1979, d'échanger publiquement des avis différents à propos du «génie du peuple algérien». Une décennie plus tard, il n'a pas changé et professe - quoiqu'avec beaucoup plus de virulence - les mêmes idées. J'aurais bien mauvaise grâce à lui en tenir rigueur. Ce serait plutôt le contraire, car j'ai moi-même une sainte horreur des «retournements de veste», de l'hypocrisie et des masques! Avec lui, les choses sont claires et l'on sait parfaitement à quoi s'en tenir...» Ce sont je crois les deux seules fois où le directeur de l'unique quotidien francophone gouvernemental a commenté les écrits de quelqu'un. La plupart des patrons de presse actuels et les journalistes qui ont travaillé sous son magistère savent qui était et ce qu'était M. Naït Mazi: un seigneur, au sens moral et professionnel du terme, qui se retirera ensuite avec panache de la vie publique.»(5) C'est aussi l'éloge sincère de Hamid Grine. Nous lisons: «(...) Il était habité par la foi comme d'autres le sont par la passion de l'argent, du jeu ou des femmes. Et cette foi donnait à son physique à la Rock Hudson une sorte d'austérité qui en imposait. Ah! On allait l'oublier: Naït Mazi a un physique atypique dans la presse: très grand, très beau, élégant(...). Il a dû faire battre bien des coeurs. Mais lui son coeur ne bat que pour l'Algérie. (...) car toute sa vie il a combattu les opportunistes aux canines de vampires. S'il a choisi le journalisme c'est pour la bonne cause: 'Un seul motif a guidé mon choix: la volonté de continuer à servir mon pays au mieux de mes compétences et il m'a semblé que l'information m'offrait la possibilité d'oeuvrer le plus utilement à la défense et à la promotion de ses causes.'' (...) En dépit de son talent, de son coeur et de son intelligence, Noureddine Naït Mazi n'avait aucune marge de manoeuvre. Exécutant donc, oui, mais avec beaucoup de savoir-faire et de professionnalisme. Un autre que lui aurait sans doute fait d'El Moudjahid une feuille de choux, lui en a fait un formidable outil de propagande pour le régime. Il a su fédérer les multiples talents contradictoires pour en tirer le meilleur de chacun. (..) La délation n'est pas son style. La danse du ventre non plus. Engagé dans la bataille de construction du pays, il sera marqué par le rôle grandissant qu'occupera l'Algérie dans le concert des nations. Et il n'est pas peu fier d'avoir apporté sa pierre à cet édifice. Après son départ, les journalistes qui l'ont côtoyé garderont la fierté d'avoir été à son école: école de la rigueur et de l'honnêteté. Mais aussi de la justice, mais aussi d'une certaine idée du patron de presse. Il a commencé sa carrière avec un stylo pour toute richesse, au moment du départ il aura la même richesse matérielle. Mais quelle formidable aventure intellectuelle et humaine!»(6) Les journaux actuels, notamment francophones, ont à leur tête, pour une bonne partie, des journalistes qui ont fréquenté l'Ecole El Moudjahid et quelque part ils sont redevables à son directeur pour leur avoir appris la rigueur et l'honnêteté intellectuelle. Il incarnait parfaitement la parole de Balzac, «Les qualités du journaliste: le brillant et la soudaineté de la pensée» «Qui peut nier, ajoute Ammar Belhimmer, l'apport de M. Noureddine Naït Mazi dans la gestion magistrale d'un spectre éditorial aussi large que celui des courants qui traversaient le quotidien El Moudjahid, sans que soit commis le moindre «délit d'affiliation syndicale?»» Je reste persuadé que nombreux parmi les journalistes se remémoreront longtemps le sacerdoce, le professionnalisme intransigeant, l'humanisme et l'empathie sous des dehors imposants, qui caractérisent Noureddine Naït Mazi ce bâtisseur fondateur de la Presse algérienne. Il ne doit y avoir de retraite pour ces prophètes garants de la morale et du professionnalisme d'une profession noble. Ce quatrième pouvoir qui, certaines fois, empruntant la pente dangereuse de la facilité, fait plus dans la capacité de nuisance en prenant partie- ce n'est pas son rôle- au point de manquer d'objectivité et d'en «rajouter» «ad nauseam» perdant de ce fait toute légitimité. Plus que jamais, le journaliste doit cultiver le doute, l'humilité et l'orthodoxie en matière d'information. L'exemple de Naït Mazi est là pour le rappeler. Qu'il en soit remercié. Pour nous, et pour beaucoup d'autres, sans doute, Jospeph Pulitzer serait honoré d'avoir comme alter ego Noureddine Naït Mazi. Nous en sommes convaincus. Longue vie à Monsieur Naït Mazi. 1.http://www.presse-catholique.org/rubriques/gauche/textes-de-references/la-verite-pour-le-journaliste 2.Ignacio Ramonet: Le cinquième pouvoir Le Monde diplomatique Octobre 2003 3.Chems Eddine Chitour: La désinformation des médias occidentaux: une arme d'intoxication massive. http://www.millebabords.org/spip.php?article4590 4 08 2006 4.R N: Noureddine Naït Mazi De la rigueur et de l'honnêteté L'Expression: 06-05-2009 5.N.Boukrouh http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/04/09/print-2-115485.php 6.Noureddine Naït Mazi est l'un des derniers mythes vivants de la presse. Mythe d'abord par sa conduite. Liberté du 20 mars 2011