Quatre mois d'occupation auront suffi à enfoncer la coalition américano-britannique dans un bourbier qui se précise. Un violent attentat à la voiture piégée a ébranlé le mausolée d'Ali dans la ville sainte de Najaf au sud de Bagdad. Vingt morts et des dizaines de blessés, selon un premier bilan établi par les forces d'occupation américaines. L'attentat a été commis peu après la prière du vendredi et visait à l'évidence l'ayatollah Mohamed Baker Al-Hakim, chef de l'Assemblée suprême de la Révolution islamique en Irak (Asrii, chiite), rentré en mai en Irak, après 23 années d'exil en Iran. L'ayatollah Baker Al-Hakim quittait alors le mausolée d'Ali par la porte piégée. Il devait succomber à ses blessures alors que dans un premier temps il avait été indiqué qu'il s'en était sorti indemne. Chef spirituel des chiites irakiens, l'ayatollah Baker Al-Hakim s'est signalé par sa modération et son opposition aux attaques anti-américaines, accusant les partisans de Saddam Hussein d'être derrière la dégradation de la situation dans le pays. La perte de l'ayatollah Al-Hakim va induire une radicalisation des choses d'autant plus qu'un attentat similaire a été commis la semaine dernière, toujours à Najaf, contre l'ayatollah Mohamed Said Al-Hakim, l'un des quatre mem-bres de la Hawza, la plus haute autorité religieuse chiite irakienne, qui s'en est sorti avec de légères blessures. La mort de l'ayatollah Mohamed Baker Al-Hakim donne une nouvelle dimension au conflit en Irak, car, outre ces attentats contre des responsables de la hiérarchie chiite, de nombreuses attaques ont également été perpétrées contre les forces d'occupation américaines et britanniques, ce qui dément l'affirmation de la coalition de tenir la situation bien en main. La guerre en Irak est ainsi entrée dans une phase mortelle pour les occupants américano-britanniques qui ont encore perdu lors du week-end quatre soldats, dont trois Britanniques, et de nombreux blessés, lors d'attaques anti-américaines à Falloujah et à Bassorah. Quelque peu pris au dépourvu par la tournure des événements, les Etats-Unis tentent, en vain jusqu'à présent, d'impliquer la communauté internationale dans la «pacification» de l'Irak, demandant à la communauté internationale de participer militairement à la restauration de la sécurité dans ce pays. Cela ne semble pas aussi simple que Washington veut bien le faire admettre. En effet, la Maison-Blanche tout en incitant la communauté internationale à s'impliquer davantage dans le contentieux irakien, refuse dans le même temps d'envisager une responsabilité plus étendue de cette communauté internationale via l'ONU, principe exigé par les grandes nations comme condition sine quoi non. Beaucoup de pays estiment en effet que toute force de maintien de la paix ne peut qu'être sous l'autorité des Nations unies. Ainsi, la position française a été réitérée par son chef de la diplomatie, Dominique de Villepin, selon lequel la France estime que «toute solution en Irak visant à sécuriser le pays ne peut en aucun cas se limiter à l'élargissement ou à l'ajustement des forces d'occupation actuelles, (....), au contraire (...) il faudra mettre en place une véritable force internationale sous mandat du Conseil de sécurité des Nations unies». Le ministre français ajoute: «Il ne suffit pas de déployer plus de troupes, plus de moyens techniques et financiers.» Position peu ou prou partagée par l'Allemagne, comme l'indique le chancelier Gerhard Schröder, selon lequel «il serait souhaitable que l'ONU joue un plus grand rôle en Irak. On verra, dans les prochains jours ou les prochaines semaines, si c'est faisable». Mais pour l'heure, les forces d'occupation américano-britanniques s'enfoncent dans un véritable bourbier, harcelées qu'elles sont de toutes parts, attaquées par des groupes, sans doute réduits, mais très mobiles qui donnent beaucoup de mal à des troupes d'occupation peu adaptées au terrain de la guérilla telle qu'elle est menée par l'opposition armée irakienne. En fait, une nébuleuse dont il semble, à tout le moins, difficile d'en situer, pour le moment, autant les réalités que les forces, encore qu'elle a montré certaines potentialités de nuisance, tels les attentats contre l'ambassade de Jordanie, celle contre le QG de l'ONU à Bagdad, les deux attentats à Najaf contre les plus hauts dirigeants religieux de la communauté chiite. Ces divers attentats commis en moins de dix jours ont, en revanche, occasionné près d'une centaine de morts. Ce qui rend de plus en plus sérieuse l'opposition armée à l'occupation américano-britannique. C'est sans doute cette donne, et l'incapacité montrée par les troupes de la coalition à maîtriser le terrain et à sécuriser le pays, qui a incité les responsables américains à faire de pressants appels du pied à un renfort international. Après le président Bush, c'est le chef du commandement central américain (Centcom), le général John Abizaïd, qui revient à la charge insistant qu'«il nous faut une plus grande participation internationale à la force de la coalition» en précisant souhaiter «la présence de davantage de troupes non américaines dans ce pays (l'Irak) notamment venant des pays musulmans» dans un entretien publié hier par le New York Times. Le général Abizaïd admet ainsi qu'«on ne peut pas sous-estimer la perception de l'opinion arabe et en Irak et dans le monde arabe, quant à la proportion si forte de cette force qui est américaine». De fait, la situation, qui échappe chaque jour un peu plus aux troupes de la coalition, fait réfléchir l'état-major politique américain à des idées de substitution qui donne l'impression d'être prêt à jeter du lest, voire à un compromis, à en croire la déclaration du secrétaire d'Etat adjoint, Richard Armitage, qui a allégué pour la première fois «l'hypothèse d'une force multinationale en Irak sous la direction de l'ONU, mais commandée par un Américain». Si cette avancée se confirme, ce serait un pas dans le bon sens estiment les analystes. Toutefois, ce n'est là qu'une évocation, de la part du responsable américain, qui n'a en fait aucun caractère officiel, la préférence des Etats-Unis demeurant toujours en faveur d'une large participation internationale sous l'égide de la coalition, l'ONU pouvant, à la limite, bénéficier d'un élargissement de son rôle «humanitaire», sans que soit remise en question l'occupation américano-britannique dont Washington estime maintenant qu'elle s'étalera dans la durée. Il est vrai que les Etats-Unis veulent «pacifier et sécuriser», avec l'aide internationale, mais cela sans que soit contestée leur mainmise sur l'Irak et ses richesses énergétiques. Alors que le bourbier irakien se précise chaque jour un peu plus, autant dire que le stand-by actuel risque de perdurer.