«Quand il y a une vieille fille dans une maison, les chiens sont des gardes inutiles.» Balzac Je me suis longtemps demandé pourquoi je m'étais fourvoyé dans cette histoire de chien. Pourtant, il y a toujours eu une distance respectable entre moi et la plus fidèle conquête de l'homme. La raison est simple: à la campagne, il y a peu de place pour les bouches inutiles et rares les familles qui pouvaient prétendre entretenir un chien. Il y a bien le caïd qui doit en avoir dans ses fermes dans la plaine, mais c'étaient des chiens bâtards entretenus par ses métayers. Les chats familiers étaient tout aussi rares. Alors, aucun enfant ne pouvait prétendre à un animal de compagnie, un compagnon de jeu. L'exiguïté des habitations et la modestie des ressources interdisaient tout luxe superflu. Aussi, l'enfant pouvait reporter son affection sur le seul animal qui s'imposait chaque année: le mouton. Ma mère achetait un agneau de lait pour une somme ridicule et l'élevait une année durant jusqu'à l'Aïd. Quant à la poule et au coq qui devaient nous assurer de temps en temps une petite omelette (un plat de luxe, à l'époque!), ce n'est pas la peine d'en parler d'autant que le coq avait une vie relativement brève puisqu'il était sacrifié à Yennayer. Mais je garderai toujours le mauvais souvenir de ce coq, j'ai l'impression que c'était toujours le même, qui nous interdisait tout mouvement dans la cour tant il était agressif. Par contre, je garde un souvenir ému du petit chien de ma grand-mère: c'était un vieux mâtin avec une robe noire et blanche, qui passait la majeure partie de son temps à bâiller d'ennui aux pieds de ma grand-mère: c'était là qu'il se sentait le plus en sécurité. Car, le premier geste que faisait un garnement en voyant un chien, c'était de ramasser une pierre et de viser le malheureux animal qui s'enfuyait en poussant un glapissement de douleur. Ma grand-mère avait pour habitude, au soir de sa vie, de prendre un petit tabouret et de s'installer au bord du chemin qu'empruntent plusieurs fois par jour les écoliers pour se rendre à l'école ou pour en revenir: c'était toujours un cortège très bruyant et très animé. Cela donnait un certain entrain à la vie d'une vieille dame qui avait cessé d'être active et dont la santé déclinante la condamnait à de courts déplacements. Tant que ma grand-mère était là, le chien - il s'appelait curieusement Stop-n'avait rien à craindre. Les écoliers connaissaient la vigueur du verbe de la vieille dame et ils la respectaient. Pourtant, un jour elle apprit, alors que Stop l'avait précédée au bord du chemin, qu'un écolier avait lapidé sévèrement le malheureux chien qui avait battu en retraite vers la maison en gémissant: c'était le fils d'un instituteur en retraite, un enfant affligé d'une obésité qui lui attirait tous les lazzis de ses camarades. Comme il était issu d'une famille aisée, il était imbu de sa propre personne et se permettait des écarts de conduite. Quand la vieille dame apprit les faits, elle enfila une gandoura propre et alla à l'école d'un pas décidé. Connaissant la classe où était le délinquant, elle frappa au beau milieu du cours. L'instituteur, M. Bedu, lui ouvrit la porte et la reçut courtoisement. Il connaissait de réputation la vieille dame indigne et lui demanda la raison de sa visite: «Monsieur Dedu, je suis venue me plaindre du comportement de cet hippopotame (le mot, elle l'avait appris le matin de la bouche de ses filles qui ont fréquenté l'école et qui désignait un animal gros et gras), il a lancé des pierres contre mon pauvre chien qui ne lui a rien fait.» Un immense éclat de rire secoua toute la classe en raison de l'accent de la vieille dame qui massacrait toutes les formules et déformait les mots. «N'ayez crainte, Madame L., répondit l'instituteur. Il sera puni et sera retenu en classe à onze heures. Il n'ira pas déjeuner.» «Je vous remercie Monsieur, cela lui permettra peut-être de porter un jour un pantalon.» Autre fou rire dans une classe en délire. Car à cause de son obésité, l'écolier ne portait que de larges gandouras.