Téhéran, la capitale, grouille comme une fourmilière Ce ne sont pas les idées reçues qui manquent à propos de la société iranienne. Et elles ne sont pas souvent justifiées. Voilà une chose ou deux que notre reporter a ramenées de son voyage. Difficile pour les ayatollahs d'atténuer l'iranophobie au Maghreb. En Algérie et en Tunisie, la résistance est forte pour limiter la pénétration du rite chiite. Le Maroc a même rompu ses relations avec la République islamique à cause d'un différend à ce sujet. Pourtant, à Téhéran, on jure par tous les saints, ce qui ne manque pas dans ce pays, qu'il n'y a aucune velléité de s'adonner à un prosélytisme chiite. C'est ce que nous a déclaré, la semaine dernière, Mohammad Khorramshad, président de l'Association culturelle et des relations islamiques qui est un centre de recherche à Téhéran. Selon lui, il s'agit uniquement d'un rapprochement avec la population et les élites du Maghreb pour renforcer ce qu'il qualifie de réveil islamique. Si l'on admet qu'il ne s'agit effectivement pas de prosélytisme, il est par contre difficile de ne pas voir dans cette offensive une volonté de préparer le terrain à un leadership iranien dans le Monde arabe. Mais comme cette nation n'est pas arabe, il faudrait bien chercher un autre vecteur qui puisse séduire plus d'un milliard d'êtres humains à travers la planète. Car pour les autorités politiques et religieuses - les deux sont imbriquées en vertu de la Constitution qui se réfère elle-même au Coran-, il ne s'agit pas de limiter l'influence idéologique au seul Monde arabe puisque le projet s'étend à tout le Monde islamique. Ce qui ne manque pas de susciter la méfiance, voire l'hostilité de certaines nations qu'elles soient ou non arabes et qui prétendraient à la même hégémonie. C'est ainsi que le Qatar, l'Arabie Saoudite ou encore l'Algérie et la Turquie ne voient pas souvent d'un bon oeil cette offensive. Des mobiles religieux sont avancés pour justifier cette hostilité. Il est souvent opposé aux Iraniens l'argument selon lequel le rite chiite cadre mal, ou pas du tout, avec le rite malékite au Maghreb ou au wahhabisme en Arabie Saoudite. Mais même chez tous ceux qui avancent ces explications, il est difficile de ne pas déceler des enjeux stratégiques. En effet, de nombreux pays craignent que la pénétration du chiisme ne puisse créer des confrontations, voire des guerres confessionnelles. Quid du prosélytisme chiite? Récemment encore, des Tunisiens ont même appelé à la fermeture du Centre culturel iranien à Tunis dont le personnel est soupçonné de participer à l'exportation du chiisme et à la révolution iranienne. En Algérie, les Iraniens ne disposent pas de ce genre de structures mais le poste d'attaché culturel est créé à l'ambassade d'Iran à Alger. Malgré toutes les réserves concernant l'accélération de l'influence iranienne en Afrique, les autorités ne désespèrent et n'excluent pas l'installation de centres culturels dans notre pays. En plaçant la chose sous le sceau de la solidarité islamique. C'est ce qui nous a été expliqué par le vice-ministre de la Culture et de l'Irchad, Mohamed Zadeh. Pour séduire les Arabes et d'autres groupes de populations de leur désintéressement, les Iraniens mettent en avant la défense de la cause palestinienne, ce qui induit une opposition viscérale à Israël et par extension aux Etats-Unis d'Amérique, voire à tout l'Occident. Le dernier vendredi de chaque mois de Ramadhan est décrété Journée mondiale d'Al Qods. Nous étions à la mosquée de l'Université de Téhéran, lorsque le président Mohamed Ahmadinejad a réitéré son projet de libérer des parties du monde musulman de l'hégémonie occidentale. Dans les rues de toutes les villes et villages, le ton est à la ferveur populaire à travers des marches, que le régime a voulu grandioses en faveur de la libération de la Palestine. L'événement est couvert par toutes les agences de presse et les autres organes accrédités à Téhéran avec retransmission le même jour sur toutes les télés. D'ailleurs, le message du régime n'est pas destiné seulement aux populations locales. En bons gramsciens, et conscients de l'importance de l'hégémonie idéologique, les Iraniens ont créé des organes de presse en arabe. C'est le cas de la chaîne Al Alam et du quotidien Alvefak (lire Al Wefak). Nous avons rencontré des journalistes et des responsables des deux médias, y compris ceux d'entre eux qui ont exercé en Algérie en tant que correspondants de presse. Entre journalistes, le climat est propice aux confidences. Notre séjour à Téhéran coïncida avec la nomination de Lakhdar Ibrahimi en tant que médiateur dans la crise syrienne. A Al Alam, le verdict est sans appel: «L'émissaire ne peut qu'appliquer la feuille de route américaine.» Dans l'esprit des Iraniens, il ne faut surtout pas interpréter ce jugement comme un manque de confiance vis-à-vis de l'Algérie. Le discours découle de la logique du régime selon laquelle tout ce qui tire sa source de ce qui est qualifié de «révolution du printemps arabe» n'est que le prolongement de ce qu'on soupçonne ici de n'être que le résultat de l'influence grandissante de l'Occident, d'Israël et de quelques pays arabes. Séduire les Arabes Ces derniers, à leur tête, l'Arabie Saoudite, sont fustigés à longueur de journée à la télé et les opposants syriens sont désignés par le terme de bandes armées. On peut déceler dans les positions algérienne et iranienne quelques similitudes lorsqu'il s'agit de considérer le rejet de l'intervention étrangère et le fait que les Syriens sont les plus aptes à décider de l'avenir de leurs autorités. Mais l'identité des points de vue s'arrête là car les positions des deux pays sont dictées par des mobiles différents. En axant son discours sur la politique étrangère, il est clair que le régime, se présentant comme le défenseur des opprimés, compte susciter l'adhésion de la population tout en faisant l'impasse sur les questions de politique intérieure. Dans cette théocratie, qui fait la part belle à l'islam dans sa Constitution issue de la révolution de 1979, peu de place est laissée aux libertés. Depuis la réélection d'Ahmadinejad à la présidence en 2009, quelques journalistes sont contraints à l'abandon de leur profession tellement l'étau s'est resserré sur la presse. L'opposition est réduite à sa plus simple expression. La seule menace vient des moudjahidine de Khalq contraints à l'exil et descendus régulièrement en flammes par les médias publics. Les émeutes de 2009 ont fini par réduire tout le monde au silence. Dans les faits, la jeunesse n'en peut plus et recherche continuellement des échappatoires. Les jeunes ne pensent plus qu'à acquérir des connaissances en français ou en anglais, comme en témoigne la vague d'ouverture d'écoles privées. Le tout dans l'espoir d'émigrer. Les moeurs se libèrent également lorsqu'il s'agit d'aborder la question du mariage puisqu'on préfère s'allier à des étrangères surtout en quête de la fameuse autorisation de résidence. Trente ans après la révolution, les ayatollahs ne semblent plus avoir la cote et ils sont bien obligés de faire quelques concessions. Hormis l'élite au pouvoir, il semble bien que des pans entiers de la population font peu de cas des restrictions religieuses. Ici, la jeunesse aspire à plus de libertés. On a eu droit à des témoignages selon lesquels l'immense parc Mellat se transforme dès la fin du Ramadhan en lieu de rencontres des jeunes filles et garçons pour se libérer des exigences morales pesantes. Dans les rues et les lieux publics, le port du voile est obligatoire même pour les étrangères et les Iraniennes de confession autre que l'islam. Il est vrai que le voile iranien ne couvre pas la totalité des cheveux et les nombreuses mèches qui débordent de quelques centimètres de tissu en disent long sur la soif de liberté des Iraniennes. Rien à voir avec les images des télévisions qui montrent les femmes en tchador couvrant le corps entier de la tête au pied. La Constitution, dans son préambule, dispose que la femme est assignée à son rôle de «fondation d'une famille» pour éduquer des Iraniens exemplaires. La traduction française de la Constitution parle de son devoir de mère «dans l'éducation des êtres idéologiques d'avant-garde». La version arabe parle de l'éducation des êtres pieux. Après ce passage, la femme est astreinte à combattre «aux côtés des hommes», toujours le paternalisme cher aux sociétés islamiques. En Tunisie, Ennahda veut aussi imposer une disposition évoquant la complémentarité entre la femme et l'homme, ce qui a conduit les citoyens à sortir dans la rue. Resto à midi Sortir dans la rue est aussi un sport national en Iran à travers des manifestations en signe de soutien au régime, même s'il y a toujours une cause noble pour justifier cet impératif. Aux quartiers riches du nord de Téhéran, les rues sont encombrées pour d'autres raisons et par des femmes sans tchador. La jeunesse dorée envahit l'espace public en déambulant à pied ou embarquée à bord de véhicules de luxe. Le rigorisme religieux n'y a que peu d'emprise. Il n'est pas rare de rencontrer des Iraniens fumant des cigarettes au milieu du marché de Tadjrich. A l'annonce de la rupture du jeûne, de nombreuse personnes sont encore dehors. Ici, le jeûne n'est pas pratiqué par l'ensemble de la population. Si les restaurants sont fermés dans les villes, dans les relais routiers, ils sont ouverts dans la journée. La règle religieuse veut qu'à cause d'un voyage de 24 kilomètres d'une province à l'autre, on n'est plus tenu de jeûner. Alors, les restaurants sont bondés. Comme dans les parcs, policiers militaires et gardes révolutionnaires sont là pour veiller à la quiétude des citoyens. Impensable dans d'autres pays islamiques, à l'exemple de l'Algérie, où même la population voit d'un mauvais oeil ce genre de pratique sous prétexte de nécessité de respect des jeûneurs. Il est vrai aussi que l'Iran est un pays multiconfessionnel dont les minoritées sont reconnus par la Constitution. Juifs, chrétiens, Arméniens et d'autres confessions y cohabitent.