Abane Ramdane (au centre), à sa droite le colonel Sadek et à sa gauche Larbi Ben M'hidi Belaïd Abane débat avec le colonel Chafik Mesbah et apporte un éclairage nouveau sur l'assassinat de Bennaï Ouali. Mohamed Chafik Mesbah m'avait appelé lorsqu'il préparait son entretien à L'Expression sur Abane. Il voulait avoir mon avis sur un certain nombre de points et m'avait posé au pied levé des questions auxquelles il n'était pas possible de répondre au téléphone. Je lui avais cependant indiqué qu'Abane ne m'appartenait pas, que j'étais un chercheur comme lui et tant d'autres, que je n'avais aucune autorité universitaire qui ferait en sorte que mon avis soit plus «autorisé», voire indépassable pour tout ce qui avait trait au parcours et à la personnalité de Abane. J'ai cependant donné mon point de vue concernant la «violence» et «l'impulsivité» du caractère de Abane, qu'il avait évoquées. J'avais en effet précisé contrairement à ce qui est dit çà et là que Abane était porté à dire ce qu'il pensait et à faire ce qu'il disait. Que cela relevait plus d'une culture familiale que de la symptomatologie d'une quelconque irritabilité d'origine thyroïdienne ou ulcéreuse, comme on a eu souvent tendance à le rabâcher. On peut si on veut, appeler ça violence ou impulsivité. Dans sa contribution à L'Expression, il évoque également, un «caractère retors» qui aurait incité Krim à baisser le pouce, scellant ainsi le sort de Abane: sa mise à mort par «ses pairs du CCE». Cet aspect me paraît être une partie mineure de la vérité. «Son franc-parler lui coûtera la vie plus tard.» «En partie», précise Chafik Mesbah. Nous sommes d'accord. L'aide de Ben Khedda Nous sommes également d'accord que Abane, comme Didouche, Ben Boulaïd, Boudiaf, Ben M'hidi, Amirouche, Zighout et tous nos héros et dirigeants nationaux, ne sont pas des «patrimoines régionaux» mais des symboles de référence nationale, qu'ils appartiennent au peuple algérien dans sa totalité. C'est exactement ce que je dis et martèle chaque fois que je rencontre le public en Kabylie ou en France. Je souhaiterais aussi dire à l'ensemble de nos compatriotes d'où qu'ils soient, de changer leur regard sur nos dirigeants: ne plus les percevoir à travers leur région d'origine mais tout simplement comme Algériens. Pour certains il faut que cesse ce rejet allergique de tout ce qui vient de la Kabylie. Les Kabyles et la Kabylie c'est aussi l'Algérie profonde. Je peux témoigner que c'est de cette façon que le conçoit l'immense majorité des habitants de la Kabylie, qui se sentent profondément Algériens car profondément Kabyles. «Par souci de justice», Chafik Mesbah souligne que «la période la plus féconde dans le parcours de Abane Ramdane fut celle où il formait avec Larbi Ben M'hidi un parfait binôme fonctionnant harmonieusement pour le plus grand profit de la Révolution». Il est certain que Abane et Ben M'hidi ont formé un tandem intelligent et efficace et qu'«ils se sont complétés l'un l'autre dans la tâche gigantesque de consolidation du Mouvement national à un moment crucial de son histoire», comme l'écrira plus tard Ben Khedda. Cependant, par souci de précision et de vérité, il faut rappeler que Ben M'hidi était arrivé à Alger, venant du Caire via Oran, en mai 1956. Que la période féconde dans le parcours de Abane c'était aussi, l'unification du mouvement de Libération nationale par l'entrée au FLN des centralistes, de l'Udma, des Ouléma dont les élus furent d'abord poussés à la démission enlevant au système colonial son principal alibi, puis le ralliement de l'appareil militaire (les combattants de la liberté) et logistique du Parti communiste algérien. C'est aussi au cours de cette période que furent rétablis les contacts avec les wilayas, la Délégation extérieure, que furent approchés les étudiants et les lycéens, les commerçants, que fut impulsée la naissance de l'Ugta, que fut désamorcée la colère des Mozabites doublement surtaxés par le FLN et le MNA et que, sur commande de Abane, Moufdi Zakaria accepta de composer, Kassaman. Que naquit l'idée d'une rencontre nationale des chefs de la Révolution et fut mise en place une commission de rédaction pour la préparation du Congrès de la Soummam, que fut créé le journal El Moudjahid. Tout ce travail fécond avait été réalisé avant l'arrivée de Ben M'hidi et plutôt avec l'aide de Ben Khedda. Pour la suite bien entendu (Congrès de la Soummam, Bataille d'Alger...), l'apport de Ben M'hidi fut considérable. Revenons à l'objet de ma réaction d'aujourd'hui. Chafik Mesbah m'a fait l'amitié de me demander mon avis après leur publication, sur la teneur de son article et son additif. J'en profite pour lui dire que j'ai été très sensible à sa démarche, en le remerciant pour le grand cas qu'il fait de mon point de vue sur ses déclarations. Néanmoins, je me sens le devoir de répondre publiquement et de porter à la connaissance du public quelques précisions sur ces questions très délicates et non moins complexes soulevées dans son article dont j'ai fait une lecture très attentive. Je ne vais pas rentrer dans les détails que le lecteur trouvera dans Résistances algériennes (Casbah 2011) et bientôt dans mon prochain livre. Je voudrais revenir sur quelques points soulevés par Chafik Mesbah dans l'additif de son entretien. «Ma vision des choses» Premièrement je suis étonné par ce «rectificatif» qui ne l'est pas en vérité tant il a, à l'évidence la teneur d'un additif de rééquilibrage. Connaissant la rigueur et l'honnêteté intellectuelles de Chafik, je suis également étonné par ces affirmations graves assénées comme un couperet dans un «errata» d'une page, sans argumentation et sans références. Je lui ai fait part à deux reprises de ma vision des choses quant à la liberté de chacun de s'exprimer sur les sujets de son choix. Cette liberté, je la revendique aussi pour moi-même et entends en faire usage chaque fois qu'il me paraît nécessaire de porter la contradiction de manière amicale, sinon sereine. Et, connaissant son ouverture d'esprit et sa disposition au dialogue fécond, je me permets en toute amitié de lui faire remarquer qu'il a fait preuve d'imprudence, voire de légèreté dans sa façon de présenter les choses. S'agissant de la fin malheureuse et tragique de Si Ouali N'Senior, Bennaï Ouali, de son vrai nom, j'ai eu l'occasion de dire à Maître Ali Yahya Abdenour avec lequel j'ai évoqué cette question, à quel point je trouvai scandaleux, voire ignominieux le fait de juger, condamner et exécuter des hommes, et quels hommes (Bennaï Ouali, Amar Ould Hamouda, M'Barek Aït Menguellet...) pour leurs opinions passées ou même pour leurs comportements politiques car il ne s'agit ici que de politique. J'évoque ici Abdenour Ali Yahya car son témoignage me paraît fondamental pour démêler les fils de cette sombre affaire qui a conduit à l'exécution de ces grandes figures de notre longue lutte pour la liberté. Nous y reviendrons. Je dois à la vérité de commencer par dire, ce qui n'est un secret pour personne, que Abane considérait que la question berbère était à la fin des années 1940, prématurée, que l'urgence était de mettre à bas le système colonial et qu'à ce titre il ne se démarquait pas de la ligne générale du Parti. Ce que me confirmera Mabrouk Belhocine qui a vécu de près la crise de 1949 et en a connu donc tous les ressorts. Son témoignage plus complet est rapporté dans mon prochain livre. Berbéristes ou messalistes? Les autres chefs kabyles de la direction intérieure, notamment Krim et Ouamrane étaient exactement sur la même ligne: la fin du colonialisme d'abord, le règlement des problèmes algéro-algériens, ensuite, après l'Indépendance. Pour Abane surtout, mais aussi pour Krim, Ouamrane et Amirouche pour ne citer que ces quatre grands chefs kabyles de l'intérieur, il ne doit pas y avoir de dissonances. Aucune autre question, qu'elle soit identitaire ou sociale, ne doit interférer avec la Révolution ni surtout la faire dévier de son objectif sacré: la fin du colonialisme. Tout ce qui viendrait contester le bien-fondé de la démarche sur le fond ou sur la forme, ou gêner, contrarier le projet libérateur ainsi conçu, était assimilé sans nuances à de la contre-révolution ou même à de la trahison. «Tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous!» Tel était le credo de ces chefs «fous de nationalisme» prêts à tous les sacrifices mais aussi à tous les excès. Et les excès, il y en aura à foison. L'un de ceux-là fut commis au début de l'année 1956. Amar Ould Hamouda et M'Barek Aït Menguellet, deux éminents militants du Mouvement national et de la cause indépendantiste, sont convoqués au PC de la zone III (future wilaya III), à Aït Ouabane, un gros village niché entre deux murailles rocheuses du Djurdjura. C'est là que les attendent Krim Belkacem, Amar Ouamrane, Mohamedi Saïd et Amar Aït Chikh, les 4 grands chefs de la Kabylie à la fin de l'année 1955. Ils seront jugés, condamnés et exécutés pour des raisons qui restent à ce jour très floues. Et, comble d'ironie et de cynisme, les motifs sont une chose et son contraire: accointance messaliste d'une part et berbérisme d'autre part, cette idéologie identitaire nationale, antinomique du messalisme, plutôt panarabiste et wahabiste. A ces deux griefs, il faut ajouter, par souci de vérité, deux points: d'abord ce qui pouvait être interprété à l'époque comme des atermoiements, notamment après les coups de semonce donnés aux politiques constantinois par Zighout le 20 août 1955 pour signifier aux dignitaires ouléma et aux partisans de Ferhat Abbas que nul ne devait rester en dehors de la mêlée. Il y a ensuite que Bennaï Ouali et Amar Ould Hamouda, tous deux anciens membres du comité central du PPA-MTLD, exclus après la crise politico-identitaire de 1949, étaient quelques années auparavant des chefs politiques et paramilitaires de la Kabylie. Krim et Ouamrane en étaient les subordonnés. Aussi, la procédure expéditive de leur mise à mort pourrait également renvoyer à quelque parcelle sombre de l'inconscient de ces hommes devenus les chefs incontestés de la Kabylie. S'il a sans doute été informé de ce qui s'était passé à Aït Ouabane, Abane occupé à Alger à d'autres tâches et, dès l'automne 1955, à la préparation du Congrès de la Soummam, n'y était pas mêlé de près. Ali Yahia rencontre Abane On peut gloser encore et encore sur cet épisode tragique de notre histoire. Le fait est que la liquidation de Amar Ould Hamouda et de M'barek Aït Menguellet annonçait tout logiquement d'autres liquidations. Bennaï Ouali ne s'y était pas lui-même trompé, qui charge Abdenour Ali Yahia d'une «mission» auprès de Abane. Voici un extrait de son témoignage recueilli le 4 avril 2012 à son domicile d'El Biar en présence d'un ami commun. «J'étais à l'époque responsable syndical. J'ai rencontré Abane trois fois. La première a été très brève. Il était en train d'écrire. Il écrivait tout le temps. Il ne leva les yeux que pour me lancer une remarque désobligeante sur mon frère Rachid. La seconde s'est déroulée quelques jours avant la grève générale des 8 jours. J'étais allé lui présenter un rapport sur l'opportunité de la grève et sa durée. J'ai considéré que huit jours c'était beaucoup et que le peuple allait en pâtir durement. Je lui ai proposé une grève de deux jours au lieu de huit. Sans précautions de langage, il m'envoie balader en me disant: «Comment ça? Alors viens prendre notre place. La Révolution a pris une décision et toi tu arrives avec une nouvelle proposition!» Nous nous sommes revus une troisième fois durant plusieurs heures. J'étais allé le voir de la part de Bennaï Ouali pour lui transmettre un message de ce dernier. «Dis à Abane qu'on est en train de creuser ma tombe. Sachez que vous êtes tous en train de creuser la vôtre. ́ ́Ce à quoi Abane me répond ́ ́Moi je suis là pour servir la Révolution. C'est la seule chose qui m'importe. Je sais qu'il y aura des erreurs. ́ ́Il me rajouta: ́ ́Parle-moi de Ouali Bennaï et d'Amar Ould Hamouda ́ ́, car il ne les connaissait pas puisqu'il avait milité dans le Constantinois...» En décryptant la chronologie de ce témoignage, on peut être certain- Abdenour Ali Yahia le confirmera sans doute dans son prochain livre- que sa dernière rencontre avec Abane avait eu lieu après le Congrès de la Soummam. Or, c'est à la Soummam que fut prise la décision collégiale de liquider tous les «contre-révolutionnaires», les messalistes mais aussi les berbéristes. Une lettre datée du 20 août 1956, signée par Ben M'hidi, Krim, Abane, Ouamrane, Zighout, Bentobbal et Si Chérif (Ali Mellah, Ndla) assure les responsables de la Fédération de France du FLN de la confiance des dirigeants soummamiens, appuyant leur «travail de clarification, de consolidation du FLN en France et de liquidation des berbéristes, des messalistes et autres contre-révolutionnaires qui continuent leur travail de sape et de division au sein de l'émigration algérienne (Anne-Marie Louanchi, Salah Louanchi. Parcours d'un militant algérien. Editions Dahlab, 1999). La mise à mort de Bennaï Ouali a-t-elle été décidée expressément à la Soummam ou était-elle inscrite dans la logique implacable de l'hégémonisme FLN? Dans l'un ou l'autre cas, la décision était collective: elle émanait du CCE, l'instance exécutive suprême de la Révolution. Affirmer, comme l'écrit Chafik Mesbah, que «Abane Ramdane était expéditif dans certaines de ses décisions» et qu'«il n'avait pas hésité à ordonner l'exécution de Bennaï Ouali, figure emblématique du PPA-MTLD en Kabylie, lequel était accusé de berbérisme», relève du raccourci imprudent. Est-il en effet prudent de lancer sans les restituer dans leur contexte historique, des informations aussi sensibles à la face d'un pays meurtri et encore et toujours tourmenté par son histoire, et d'une Kabylie traumatisée dans sa chair et dans son coeur? Décisions collégiales Revenons à la tragédie de Djemaa N'Saridj. Comment au demeurant peut-on imaginer Abane donnant l'ordre à l'ALN de Kabylie d'abattre Bennaï Ouali, et ce à la barbe d'un Krim Belkacem dont on connaît le sens obsessionnel de la préséance et la volonté pointilleuse de préserver son pré carré kabyle. Car ne l'oublions pas, Bennaï Ouali a été abattu en Kabylie, le 17 février 1957 dans son village natal. Que Abane ait eu par la suite le courage d'assumer les décisions du CCE est un fait parfaitement crédible. Il était en effet dans sa nature de ne jamais se défausser sur d'autres. Maître Ali Yahia que j'ai interrogé au lendemain des déclarations de Chafik Mesbah, m'a confirmé que la décision de mise à mort de Bennaï Ouali était une décision collective du CCE et n'était absolument pas une décision personnelle de Abane. Il apportera sans doute, comme il le promet, plus de détails dans son prochain livre sur cette malheureuse affaire. Au surplus, la lecture attentive des livres de Saad Dahlab (Mission accomplie, Editions Dahlab, 1990) et de Benyoucef Ben Khedda (Abane, Ben M'hidi, leur apport à la révolution algérienne, Editions Dahlab 2000), tous deux membres du CCE aux côtés de Ben M'hidi, Krim et Abane, nous apprend que le principe de la collégialité au sein de l'instance exécutive suprême de la Révolution, le CCE, n'était pas un vain mot, que «tout devait être discuté et décidé de la façon la plus démocratique» (Dahlab), même s'il est vrai aussi qu'«il y avait comme une entente tacite, une espèce d'unanimité à faire confiance à Abane et à lui reconnaître le leadership parce qu'il était homme de décision, animateur et coordonnateur hors pair...» (Ben Khedda). Ceci dit, Abane comme tous les hauts responsables de la Révolution, n'était pas un dirigeant infaillible. Loin s'en faut. Son parcours n'a pas été exempt d'erreurs. Ceux qui l'ont connu dans le feu de l'action attestent que ces dernières sont pour la plupart liées à sa vision de l'unité nationale et de la Révolution, sacralisées à l'excès, lesquelles devaient primer sur tout, partout et en toutes circonstances, sans nuances et sans réserve. Il y eut bien évidemment des erreurs tactiques. Notamment celles qui le rapprocheront inexorablement d'une mort déjà bien inscrite dans les projets et les ambitions de pouvoir. Cela est une autre histoire. J'y reviendrai en détails dans mon prochain livre. * Neveu de Abane Ramdane et auteur du livre «Ben Bella, Kafi, Bennabi contre Abane»