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Realpolitik et entente cordiale
ALGER-ROME
Publié dans L'Expression le 17 - 11 - 2012

Avec la visite de Mario Monti, pas moins de huit accords importants ont été signés
«Il ne faut avoir aucun regret pour le passé, aucun remords pour le présent, et une confiance inébranlable pour l'avenir.» Jean Jaurès
La visite du Premier ministre italien, M.Mario Monti, s'est déroulée dans une élégante discrétion et pourtant, pas moins de huit accords importants ont été signés. Cette force tranquille, qui est le moteur de cette relation apaisée, nous donne l'occasion de jeter un coup de projecteur sur ce pays qui nous a occupé pendant six siècles et à qui l'Algérie n'a pas encore demandé de se repentir comme l'a fait le colonel El Gueddafi qui a reçu une promesse pour un chèque de 25 milliards de dollars comme solde de tout compte de la colonisation de quelques dizaines d'années. Curieusement, nous avons accueilli les Italiens avec tous les honneurs allant même jusqu'à conforter un partenariat stratégique inauguré en 2003, dans le calme et la sérénité, sans grande envolée lyrique, sans m'as-tu-vu, sans «je t'aime moi non plus» un mélodrame qui n'en finit pas avec un autre envahisseur, la France...
Et pourtant!..
Nous avons été occupés par l'Empire romain pendant près de six siècles. La période romaine (-146 avant J-C.+ 432 après J-C.) peut être considérée valablement comme le début de l'impérialisme, c'est ainsi qu'en dehors de quelques tentatives d'assimilation de la caste privilégiée berbère qui a adapté les coutumes romaines, les Romains n'ont pas essayé de comprendre les Berbères, ils se sont contentés d'une occupation progressive pour exploiter un pays riche. César, dans sa campagne d'Afrique vers 40 avant J-C. y était arrivé sans vivres, il mit à contribution les silos indigènes. L'Afrique était à l'égard de Rome «sa terre nourricière». L'Afrique fournissait 3.2 millions d'hectolitres de blé par an, On rapporte que sur la vue du rapport d'Aurelius Victor affirmant que les greniers de Rome n'avaient plus de blé que pour trois jours, l'empereur Auguste résolut de se tuer si, dans cet intervalle, les batiments qu'on attendait n'arrivaient pas. On peut donc se faire une idée du nombre de bateaux affectés au transport du blé (les navicularii).» (1)
Les cités romaines dans la Numidie et la Maurétanie connurent un grand essor et jouirent d'une grande renommée. Hippone, Cuicul, Tiddis, Thevesli, Madouros, Tipaza, Siga, Ténès. Le nombre et la splendeur monumentale des cités romaines, que révèlent les imposantes ruines de Timgad, Lambèse, Djemila-Cuicul, Tiddis, Tipaza, témoignent du rôle joué par les Cités africaines. Dans le monde, seules deux villes demeurent intactes et témoignent de la perfection urbanistique des cités romaines: Pompéi, en Italie, et Timgad en Algérie.
On peut conclure, que les Romains n'ont pas importé en Afrique des modèles arrêtés ou des formes fixes. Ils laissèrent les Africains travailler à leur manière, implanter leur ville selon leur propre génie, répartir à leur gré des monuments dont ils adaptaient les formes, selon le terrain, selon leur commodité selon leur goût. On peut énumérer les activités industrielles développées, mais c'est le sol qui fait vivre l'Afrique. La chasse, même primitive, demeure une industrie. Pendant cette période, l'Algérie produisait et exportait des céréales, de l'huile, du vin, les marbres de ses carrières, les fauves de ses forêts pour les combats du Coloseo.» A côté de saint Augustin, né à Tagaste (Souk-Ahras), 354-430, le plus célèbre des Pères de l'Eglise latine, allié du pouvoir romain, il y eut des évêques schismatiques- les donatistes berbères- et pourrions-nous dire aussi démocrates, pour eux l'élection du meilleur, n'est pas liée à la naissance ou aux privilèges, mais à la compétence. Ce furent les circoncellions. Deux mille ans plus tard l'Algérie les redécouvre sous une autre forme. Il y eut aussi des princes berbères qui combattirent en vain Rome. Ce fut le cas de Jugurtha qui mourut dans un cachot romain en 104. Une phrase célèbre attribuée à Jugurtha et parlant de l'incapacité atavique des Berbères à constituer une force unie, explique d'une certaine façon la trahison de Jugurtha par son beau-père Bocchus assoiffé de pouvoir: «Ma thoufidh amazigh itsrou ghas inas dha gmas ithiouthen.» «Si tu trouves un Amazigh en train de pleurer, tu peut être sûr que c'est son frère qui l'a frappé.» (3)
Bien plus tard, au XIIe siècle, il y eut un prince d'exception qui fit la synthèse entre l'Orient et l'Occident. Il s'agit de Roger II de Sicile.
La culture arabo-normande fait référence à l'interaction des cultures normande, arabe et byzantine après la conquête, par les Normands, de la Sicile à partir de 1061 jusqu'aux environs de 1250. Cette civilisation a entraîné de nombreux échanges dans les domaines culturel et scientifique, fondés sur la tolérance montrée par les Normands envers la population hellénophone et les colons musulmans. Les Normands ont ainsi fait de la Sicile un carrefour de l'interaction entre les cultures latino-chrétienne, gréco-byzantine et arabo-islamique. (...) Une intense culture normano-arabo- s'est développée, illustrée par les dirigeants comme Roger II de Sicile, qui avait des soldats, des poètes et des scientifiques musulmans à sa cour. Roger II lui-même appréciait la culture arabe et parlait parfaitement l'arabe. Il a employé des architectes arabes à la construction de monuments dans le style normano-arabo-byzantin. Le maintien et le développement des techniques agricoles et industrielles diverses introduites par les Arabes en Sicile au cours des deux siècles précédents contribuèrent à la remarquable prospérité de l'île. La Sicile devint un modèle et un exemple universellement admirée de l'Europe. Roger II de Sicile est connu pour avoir appelé à sa cour l'Andalou Al Idrissi pour y réaliser un grand planisphère en argent et surtout pour écrire le commentaire géographique correspondant, le Kitab Rudjdjar ou Livre de Roger l'un des plus grands traités géographiques du Moyen Âge.(...) Les auteurs islamiques s'émerveillaient de la tolérance des rois normands: Ils [les musulmans] étaient traités avec bonté, et ils étaient protégés, même contre les Francs. À cause de cela, ils avaient un grand amour pour le roi Roger. L'art et la science arabes ont continué à exercer une forte influence en Sicile au cours des deux siècles suivant la conquête normande. (4)
Dans le même ordre, on ne peut oublier de citer Leonardo Fibonacci dont on connait en mathématiques «Les suites de Fibonacci». Leonardo Fibonacci (v. 1175 à Pise, Italie - v. 1250) est un mathématicien italien. Il avait, à l'époque, pour nom d'usage «Leonardo Pisano». Son père, Guilielmo Bonacci, vivait à Béjaïa où il était le représentant des marchands de la République de Pise. C'est dans cette ville portuaire, qui est à l'époque un centre commercial et intellectuel, que Fibonacci commence son éducation en mathématiques. Fibonacci en rapporta à Pise, en 1198, les chiffres arabes et la notation algébrique (dont certains attribuent l'introduction à Gerbert d'Aurillac). Ceci illustre les liens entre la vitalité commerciale des villes d'Italie de l'époque et la créativité scientifique et artistique de leurs membres Le Liber abaci (1202) Livre des calculs est un traité sur les calculs et la comptabilité fondée sur le calcul décimal à une époque où tout l'Occident utilisait encore les chiffres romains et calculait sur abaque. Ce livre est fortement influencé par sa vie dans les pays nord-africains; il est d'ailleurs rédigé en partie de droite à gauche. Cette thèse a été dédiée à son maître à Béjaïa Exmerabilis magisterio (le maitre admirable). Leonardo Fibonacci learned from Muslim teachers. Eves calls him «the most talented mathematician of the Middle Ages.» (5)
Dans le même ordre, il est important de citer l'acculturation qui permit au génie de la littérature italienne Dante d'écrire son oeuvre majeure La comédia della arte où on reconnait sans conteste de «grands emprunts» l'oeuvre remarquable Rissalat el ghofran, «L'Epitre du Pardon» qui raconte le périple céleste du prophète Mohammed (Qsssl) de l'immense Al Ma'ari. Toujours au Moyen âge les différentes villes états italiennes (Pise, Venise, Gêne) eurent des relations commerciales très fructueuses avec l'Afrique du Nord. Des traités nombreux furent signés. Nous lisons: «(..) Les premiers navigateurs italiens qui fréquentèrent habituellement les ports du Maghreb sont les Pisans, dont la puissance maritime, alors supérieure à celle des Génois, balançait, souvent avec avantage, les forces de Venise. (...) C'est dans le cours de cette révolution, et quand les Pisans luttaient encore en Orient pour maintenir les droits de leur pavillon, que, tournant leurs vues vers le commerce du Maghreb, ils firent la paix avec les princes dont ils étaient naguère les plus redoutables adversaires,(...) Des documents positifs, conservés en original dans les archives de Florence, dont les principaux sont les lettres éparses d'une correspondance suivie entre l'archevêque et les consuls de Pise d'une part, et divers princes sarrasins, d'autre part, constatent que, dès le milieu du XIIe siècle, les Pisans étaient fixés en corps de nation dans les Etats du roi de Tunis et de l'émir de Bougie».(6)
«Tunis et Bougie dans l'est, comme Ceuta dans l'ouest, étaient alors, et demeurèrent pendant plusieurs siècles, les centres les plus actifs des affaires et des communications des Européens avec les Arabes et les entrepôts les plus considérables des marchands africains. (..) La position de Bougie n'était pas moins favorable que celle de Tunis; (...) De nos jours, dit le géographe, Bougie (Bédjaïa) est la capitale des Beni Hamad. Les vaisseaux y abordent, les caravanes y viennent, et c'est un entrepôt de marchandises. Ses habitants sont riches et plus habiles dans divers arts et métiers qu'on ne l'est généralement ailleurs, en sorte que le commerce y est florissant. (...) Les habitants du pays de Bougie se livrent à l'exploitation des mines de fer, qui donnent de très-bon minerai: en un mot, la ville est très-industrieuse... Bougie est un centre de communications «. Les Pisans s'étaient établis en grand nombre dans cette ville, au XIIe siècle: ils y étaient administrés par un consul qui jouissait de toute juridiction sur ses compatriotes; ils y avaient construit des maisons, des magasins, des bains, une église, une bourse, qui servait en même temps de douane.(...)» (6)
«On n'a pu retrouver le traité de commerce conclu par les Génois avec les Sarrasins d'Afrique en 1230; mais on connaît celui qu'ils arrêtèrent, pour le renouveler sans doute, quelques années après. (..) Les Vénitiens n'étaient pas restés jusque-là étrangers au commerce du Maghreb; toutefois, il ne faut peut-être pas faire remonter leurs premières relations avec ce pays aussi loin que l'auteur de l'Histoire civile et politique du commerce de Venise. Dandolo, ou plutôt Sanuto le jeune, rapporte bien, dans sa chronique, que le doge Urseolo II, dont le règne s'étend de l'an 991 à l'an 1003 «se lia d'amitié avec tous les princes sarrasins; (...) On sait d'ailleurs que les Italiens, se rendant à Oran et dans les ports du Maroc, exportaient beaucoup de plomb; on peut donc considérer comme un fait certain qu'il existe dans plusieurs parties de l'Algérie des gisements considérables de ce minerai si précieux pour l'industrie. Léon l'Africain et Shaw ont signalé l'existence de dépôts dont l'importance ne peut être encore connue sur les limites occidentales de la province d'Oran et dans les montagnes des Beni Bou Thaleb, à 7 lieues au sud-ouest de Setif; l'étude géologique du pays servira à diriger les exploitations dans une voie plus précise. (...) Quant aux Pisans ou protégés pisans qui voulaient séjourner longtemps en Afrique, ils n'étaient tenus d'acquitter les droits qu'à la troisième année seulement après leur arrivée. On ne s'attendrait pas à trouver, dans un pays où la mauvaise foi et l'avidité sont aujourd'hui les traits les plus marqués du caractère national, des témoignages aussi évidents de la confiance qui régnait alors dans les relations des Arabes avec les chrétiens et des principes aussi favorables à la prospérité du commerce».(6) On le voit, le Moyen âge a eu comme plaque tournante, sans conteste Béjaïa, sur tous les plans: économiques, culturels et même cultuels. On connaît en effet l'importance que revêt la réponse du pape Grégoire VII au Sultan An Nacir de Béjaïa en 1076. La présence de chrétiens est justement attestée par cette lettre. Le Sultan An Nacir écrit au pape pour lui demander d'envoyer un prêtre, il ne voulait pas que sa communauté de chrétiens restât sans prêtre. C'est dire l'intérêt et le respect du sultan à l'endroit des chrétiens. Selon Mas Latrie qui a publié ce document d'archive: «Jamais pontife romain n'a aussi affectueusement marqué sa sympathie à un prince musulman.» «Votre Noblesse nous a écrit cette année pour nous prier de consacrer évêque, suivant les constitutions chrétiennes, le prêtre Servand, ce que nous nous sommes empressés de faire, parce que votre demande était juste....» (7)
Où en sommes-nous en 2012?
L'Algérie et l'Italie viennent de conclure trois accords de coopération et cinq mémorandums d'entente concernant plusieurs secteurs. La signature des ces derniers a eu lieu à l'occasion de la visite, hier en Algérie, du président du Conseil des ministres italien, Mario Monti. Liés par un Traité d'amitié, de bon voisinage et de coopération, signé le 27 janvier 2003, les deux pays affichent ainsi leur volonté de densifier leur coopération et de renforcer leurs relations bilatérales. L'Italie, qui est le premier partenaire économique et commercial de l'Algérie en Europe (12 milliards de $) et le second dans le monde, après les Etats-Unis, compte, à cet égard, maintenir cette position en diversifiant sa coopération avec Alger, en l'orientant vers les secteurs hors hydrocarbures, accompagnant de ce fait les efforts nationaux de développement Il est vrai que pour l'Italie, les gouvernants ont beau changer, l'économie tient bon. Un formidable réseau de PME et de PMI constitue la superstructure de l'économie italienne. C'est donc un exemple à suivre. Mario Monti l'a rappelé: l'économie de son pays est «largement fondée» sur un tissu de PME et PMI qui est en mesure «de déclencher toute une série de coopérations importantes avec l'économie algérienne». De mon point de vue, le grand absent est la culture. Je fais la demande suivante. Pour valoriser les six siècles d'acculturation, sans aller jusqu'à demander la restitution des restes de Jugurtha, il serait utile que les archives de ces 2000 ans d'histoire, souvent commune, soient restituées ou numérisées. De même, il nous parait juste qu'un Institut d'archéologie consacre la restauration de ces dizaines de villes qui attendent une main secourable. C'est peut-être une façon élégante de rendre à ce pays ce qu'on lui a pris il y a de cela 1 600 ans! Point de repentance, juste de la dignité et un désir de faire un bout de chemin sans haine ni passion.
1.De vita et moribus, impératorum roman. In Augustum Revue Africaine vol. 57.p. 409 1913.
(2) http://www.algerie-monde.com/histoire/romaine/
3.C.E. Chitour: Algérie:Le Passé revisité Editions Casbah 2ed 2006
4.Roger II de Sicile. Encyclopédie Wikipédia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_arabo-normande - cite_note-1
http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_arabo-normande - cite_note-13
http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_arabo-normande - cite_note-14.
5.http://www.roserwilliams.com/Fibonacci%20and%20his%20Sequence.pdf
6.http://old.citadelle.org/scriptorium-962-Aper%C3%A7u-des-relations-commerciales-de-l'Italie-septentrionale-avec-l'Alg%C3%A9rie,-au-Moyen-Age-(partie-I).cfm
7.Mas Latrie:Lettre du pape Grégoire VII au prince En Nacer Paris, 1886, pp. 42-43.


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