Le récit prend des proportions dramatiques et émouvantes, notamment par le biais de l'amitié qui lie les deux principaux personnages... Après Les porteurs d'orage et «Kateb Yacine, le coeur entre les dents, une biographie romancée de l'écrivain et de son ami peintre Issiakhem, l'universitaire et essayiste Benamar Mediène, spécialiste des arts et de la culture en Algérie, vient de signer son premier roman sous l'intitulé de Georges Bouqabrine paru chez Casbah éditions, une fiction mêlant, aussi bien la mise en abîme, que l'expérience de l'écriture et de la perte. «Tu es où Georges? Je suis mort, et depuis longtemps... tu le sais aussi bien que moi! Oui, je le sais... Mais où est ta mort? Dis-moi Georges, quand quelqu'un perd un ami, que devient-il?» On ne saurait dire si l'auteur a tenté implicitement de nous faire participer à l'écriture de ce voyage romanesque pour le moins labyrinthique afin de mieux nous y faire égarer? Ou pour une autre raison, plus ambitieuse, de nous aider à nous immerger dans les coulisses de l'écriture quand l'auteur est face à sa page blanche? Pour preuve, lécriture de Benamar Mediène aborde une histoire avec plusieurs récits parallèles sans relief chronologique clair. Des destinées où se côtoient une multitude de personnages comme des vases communicants qui évoluent sous de profondes digressions, rappelant quelque peu la formule vertigineuse du roman dostoïevskien. Des situations vitriolées, une écriture étourdissante et en toute évidence, une dualité et un conflit sous le signe «double» de Janus? Représentant peut-être un duel angoissant entre l'auteur et la mort? Empoigné face à ce temps qui manque inlassablement pour découvrir ses propres mystères ou ceux, scellés, sur ses plus proches. Le titre du roman, Georges Bouqabrine, faut-il le rappeler, est une référence à l'érudit et mystique soufi des montagnes berbères Sidi M'hamed Bou Qabrine (l'homme aux deux tombes). Deux tombes? Benamar Mediène participe à nous faire découvrir l'Histoire de Georges, un soldat du contingent, progéniture de Kabylie comme de Vendée, laissé pour mort dans un ravin à Rassma, un village algérien où le soldat servait. Ce dernier est enterré discrètement au cimetière musulman et sa tombe anonyme deviendra celle d'un «saint» homme vénéré («venu de loin»). Maître de la fertilité, dans un pygmalion fantasque connu pour avoir aimé passionnément les femmes, mais fasciné également par la littérature et la langue françaises. Un personnage qui «jamais ne ligote sa pensée ni sa langue». Il a été abandonné (par les archives de l'armée française) et a rejoint le mythe au rang de saint. Quant à «Malik Youm», un petit immigré «transplanté» dans les années 1940, dans les collines de l'ouest algérien dans la Charente (sud-ouest de la France) par son père, un ouvrier en sidérurgie, aspirant à un avenir meilleur, il est écrivain en herbe fraîchement diplômé, et désire écrire un livre sur son ami, qui n'est autre que Georges. L'auteur Benamar Mediène, sollicite donc les bons soins de ce curieux personnage au nom de Malik pour écrire sur ce fameux Georges en apprenant, de la même façon, qu'ils sont amis. Mais Malik est soumis à l'angoisse de l'écriture face à des difficultés insaisissables et le projet de son livre sur son ami avance assez mal. Benamar Mediène transmet-il aux lecteurs ses propres préoccupations à travers son auteur fictif? Tout en lui susurrant des solutions et des hypothèses pour justifier son tâtonnement. Une approche qui peut se révéler par moments assez singulière, où même les références littéraires des lecteurs et leur intérêt pour la lecture seront testés puisque «les livres d'aujourd'hui... imbuvables, à un point tel que le bois qui a servi à fabriquer leur papier doit regretter de ne pas avoir été brûlé». Prétexte au livre de Georges ou le livre de Malik Youm? Les deux se rejoignent dans un retour déroutant au passé, autrement dit on voyage en haute voltige à travers des situations-clés du roman. Sans respecter l'ordre chronologique, le récit explore le passé des personnages et des liens entretenus par eux qui commencent par sestomper au fil des pages. Il sera également question de retrouver l'esprit katébien du jeune Malik qui verra l'école française comme un piège conduisant dans «la gueule du loup». Et plus ce dernier épouse la langue française, plus le fossé s'agrandit avec la mère algérienne et ses traditions. Le roman de Benamar Mediène trace encore plus de sillons dans cet ouvrage à travers l'enfance de Malik, le déchirement vécu par tous les enfants algériens scolarisés en France ou en Algérie. Le récit prend des proportions dramatiques et émouvantes, notamment par le biais de l'amitié qui lie les deux principaux personnages, entretenant une relation vouée à une commune passion, la littérature. Une belle amitié malgré le décor et l'ambiance de l'époque qui prêtait à tous les conflits de nature raciale ou religieuse. Malheureusement, la guerre et la violence feront leur apparition, en 1956, une année de basculement durant laquelle Malik reçoit des nouvelles macabres de sa famille restée en Algérie, victime de l'horreur coloniale, tandis que Georges acceptera sa convocation pour effectuer son service militaire en Algérie. Mais Malik a-t-il continué à écrire? Qu'arrive-t-il à Georges? Malik convoque-t-il les morts? Autant de questions qui nécessitent évidemment une lecture assidue, grâce au ton épris et la tendresse de Benamar Mediène.