M. Zerhouni aura perdu sur tous les tableaux. Quels que soient les autres amendements qu'on a introduits dans la loi électorale, les observateurs ne retiendront qu'un seul aspect, celui qui met fin au vote dans les casernes et les lieux de travail pour l'armée et les corps constitués. Jusqu'à présent, les commentateurs politiques ont toujours voulu savoir ce que pouvait représenter en pourcentage de voix ce trésor de guerre, sans jamais parvenir à percer un secret jalousement gardé. Ce bas de laine électoral a toujours été judicieusement utilisé pour renflouer le score du candidat du système, pour le faire élire bien sûr. Lorsqu'il a été interrogé par les députés à ce sujet, le ministre de l'Intérieur a refusé de divulguer le nombre de personnes qui votent sur leur «lieu de travail». L'autre avantage de ce système est qu'il permettait également de relativiser le taux d'abstention. Cela a été le cas notamment en Kabylie, après l'appel au boycott lancé par les archs : certaines mauvaise langues avaient fait cette boutade : «Tant mieux, comme ça on connaîtra le nombre de personnes qui votent dans les casernes». Et pourtant, tous ceux qui ont eu à passer le service national vous le diront : aucune consigne de vote n'a jamais été donnée aux bidasses. Ce n'est donc pas à ce niveau que se pratique la fraude, sauf à considérer que par esprit de corps, l'uniforme a tendance à «uniformiser» le choix, discipline oblige. On peut gloser sur ce chapitre pendant des heures sans avoir le mot de la fin. Revenons maintenant à l'essentiel : M. Zerhouni aura perdu sur tous les tableaux, non seulement il avait l'air «dépité», sans jeux de mots, devant les députés qui l'ont hué, vilipendé, houspillé, traité de Pinochet, mais en plus il a été obligé de faire voter des amendements proposés par le parti El-Islah et le FLN. Ses pires ennemis au sein des partis représentés à l'Assemblée populaire nationale. En fait, en passant comme une lettre à la poste, cette loi électorale modifiée enlève son joujou à M.Zerhouni. Ce n'est donc nullement l'Armée nationale populaire qui est gênée aux entournures par ces nouvelles dispositions législatives. Tout au plus les militaires éprouveront-ils quelques difficultés à aller voter en même temps que tous les citoyens, vu qu'ils sont mis en état d'alerte le jour du vote. D'autres subterfuges techniques doivent être mis au point pour permettre aux corps constitués d'accomplir leur devoir électoral. Cela dit, les calculs de MM.Zerhouni et Djaballah sont diamétralement opposés. Si le premier veut continuer à gérer dans le secret des alcôves le butin électoral que représentent ces urnes spéciales, mais en plus il a intérêt à faire accroire que le président-candidat reste le candidat de l'armée et des corps constitués. «La preuve, ils vont voter pour lui.» Donc l'effet est aussi psychologique que pratique. Le second, en revanche, a pris note de la neutralité de l'armée, qui s'est déclarée prête à accepter le président élu, même si c'est Djaballah, mais il part aussi de l'idée secrète et non-dite que si la hiérarchie de l'armée est «laïcisante», en revanche la base est plutôt pro-islamiste. Reste à savoir ce qu'en pensent les députés des autres partis qui ont voté la nouvelle loi électorale. On peut dire que comme pour l'interdiction de l'importation des boissons alcoolisées, il y a toujours une part de suivisme, le MRN jouant le rôle de leader actuellement. En réalité, la nouvelle loi ne concerne pas seulement les urnes spéciales, mais elle comporte d'autres dispositions en mesure de garantir la transparence du scrutin. Même si ce sont les urnes spéciales qui attirent l'attention. Outre que c'est M Hocine Aït Ahmed qui doit jubiler, lui qui est un anti-militariste invétéré, la nouvelle loi électorale vient rappeler à tous que l'ANP a décidé de quitter le comité central du FLN en 1989, au lendemain des émeutes du 5 octobre qui ont donné naissance au multipartisme, et tout au long de cette année 2003, les plus hautes instances de l'institution militaire, y compris le général Lamari lui-même, n'ont de cesse de clamer sa neutralité. Et de fait, si l'on consulte les textes fondamentaux du pays, on ne trouve nulle trace du rôle politique de l'ANP, ses missions constitutionnelles étant bien délimitées. Ce n'est que ces derniers temps que des leaders politiques, dont des candidats potentiels à l'élection présidentielle, demandent d'inscrire dans la loi électorale que l'armée est garante du caractère républicain de l'Etat. Cependant il ne fait aucun doute que si le droit positif algérien est un droit écrit, à la manière française, il comporte une grande part de droit coutumier, un peu à l'anglaise. Par conséquent, c'est beaucoup plus la pratique qui détermine le droit de l'armée à intervenir pour remettre la République sur les rails. En décidant de se retirer des joutes politiciennes, c'est un peu l'armée qui a rompu la pratique à laquelle elle nous a habitués depuis 1962, sans, apparemment, que la classe politique algérienne ne soit préparée à cette nouvelle donne. Les virages dangereux que vit la scène politique nationale obligeront-ils l'armée à mettre son grain de sel, ou bien l'évolution de l'actualité nationale et internationale l'obligeront-elles à rester en retrait, quelle que soit l'issue du conflit qui oppose les deux camps en présence et qui menace la cohésion nationale? Il y a une telle fracture dans la classe politique algérienne, les différends et les divergences sont tels qu'on ne voit pas pour l'instant la solution, les mécanismes de règlement des conflits qui naissent au sein du système étant désormais inopérants. La justice elle-même, qui pouvait jouer un rôle d'arbitre, a été instrumentalisée. Si ce n'est pas la grande muette qui assume ce rôle d'arbitre, qui pourra le faire, désormais ?