Lui qui défendait cette liberté d'agir et de penser est parti trop tôt, avant même d'assister à cette longue fin. «Le Grand Meaulnes» d'Alain Fournier était sa muse. Peut-être qu'après les Mouloud, Malek et Kateb... pour ne citer que ceux-là, Rachid Mimouni reste et restera cette figure de proue d'une nouvelle littérature. Simple mais visionnaire l'auteur du «Fleuve détourné» est parti dans ce vaste paradis avec un goût d'inachevé. Ni les contrôles effectués dans les bus qui le menaient au collège, «ni les barrages au long des routes, ni les patrouilles qui venaient inspecter les papiers de la famille, le soir, à la maison, ni les ombres furtives qui se faufilaient parfois, dans la nuit, ni les clôtures des barbelés tirées dans les plaines, ni l'écho lointain des combats, rien n'aurait pu l'empêcher de savourer jusqu'à plus soif de poésie de ces poètes, qu'il venait de découvrir, d'écouter battre son coeur comme ceux qui les enfantaient.», écrira son ami Djamel Amrani. «Ce fut sa muse», dit-il. Mais, il n'empêche que la guerre vous rattrape toujours quand elle est là, si près et n'épargne pas même les petits garçons sémillants et amoureux fervents de quelque Yvonne de Galais. Un jour, des soldats de l'armée coloniale ont déboulé dans son village à 40 km d'Alger. Crissements de pneus. Virage dans la poussière d'une jeep trop pressée. Comme dans un film «d'horreur» ou d'un «navet» à l'italien, ne un officier de la SAS prévient: «Vous avez vingt-quatre heures pour quitter les lieux. Le village va être rasé». La maison du jeune Rachid a été rayée du paysage. Une fin du monde, la première. La seconde a eu lieu pour lui en ce 26 décembre 1991, quand il a appris que les islamistes avaient remporté le premier tour des élections législatives. Certes, il n'a pas été surpris! A l'université, où il enseigne l'économie politique, 30% de ses étudiants gagnés à la mouvance de l'ex-FIS exigeaient déjà depuis longtemps qu'il leur enseigne non plus Karl Marx ou Engels mais l'économie islamiste. Tout de même, ce fut un choc. «Une telle secousse que Rachid, l'écrivain, le poète, le réaliste déterrera sa seule arme, un stylo, pour jeter sur du papier blanc sa rage, ses constats, sa crainte, ses désespoirs...». Trente années d'aveuglement, de dictature, de bêtises incommensurables passées au crible, trente ans d'égarement qui ont mené le pays au chaos, à la ruine, autant morale qu'économique, trente années qu'il analyse à grands traits, pressé de dénoncer sans mâcher ses mots: «C'est un cri d'urgence», cria-t-il. «Nous avons frôlé l'horreur pour 30 millions d'Algériens, de si près la situation est catastrophique à tous égards. Il ne faut pas la dissimuler. Pourquoi vouloir cacher le soleil ave amis», lança-t-il. Et, il ne cache rien en effet, du péril intégriste, puisque s'agissant de la femme, il évoque ni plus ni moins la fixation obsessionnelle que Hitler avait pour le Juif. Pas évident, pourtant de crier pour qui habite l'Algérie sans vouloir la quitter - Algérien jusqu'à la moelle des os - pas si simple de publier un livre cruel à l'égard de sa patrie, quand on l'aime, et qu'on a toute chance de n'être compris ni par ceux qui exercent le pouvoir ni par ceux qui s'y opposent. Et moins facile encore, quand du haut de son «Minbar», un vendredi après-midi, dans la mosquée de votre propre ville, l'Imam vous désigne à la vindicte populaire et appelle à punir le mécréant. «J'avais écrit, dit-il dans notre presse quelques articles sur les errances intégristes. Fort heureusement, ils ne sont pas passés à l'acte, mais la menace n'est pas écartée». Simplement, l'intellectuel n'a pu se taire. Comme beaucoup pourtant l'ont fait. Plus tard, avec l'éclosion en quelques années d'une presse aux très nombreux titres, voilà une nouveauté. «Les artistes aujourd'hui, peuvent raconter des histoires vraies tous les jours». Lui, Rachid a essayé, dès ses débuts, avec sa plume et il a tout aussitôt découvert ce qu'était la censure: «Ce n'était pas mon premier essai, car pour ce tout premier livre que je voulais publier, j'avais 14 ans, je me suis adressé à l'inspecteur de l'Académie. Pour un enfant de métayer, qui n'avait jamais fréquenté que les ignobles, l'école communale et mon collège, c'était lui, l'homme des livres et c'était lui qui les fabriquait», aime-t-il à répéter. Plus tard, il découvrit la Sned. Il décida de publier un premier roman sur l'Histoire. Mais, c'est au second que tout se gâche: «J'y racontais l'expérience qui m'est arrivée, alors que je fréquentais l'école normale en 1965. Le 19 juin de cette même année, le coup d'Etat. L'ex- président Ben Bella est renversé. Le lendemain, nous les jeunes, pleins d'illusions, descendons dans la rue pour manifester - Pas ça! pas ça! nous sommes légalistes. Bien sûr, on a été arrêté, bien sûr, on a été jeté en tôle. Pas pour longtemps. J'avais vingt ans, vingt ans. Et, j'en ai fait une histoire après six mois de négociations, on m'a coupé quatre chapitres. C'est alors que j'ai décidé de tenter ma chance ailleurs, en France...» Peut-être, ce que Rachid a sûrement le moins pardonné à ceux qui ont si mal gouverné, c'est ceci: avoir privé la jeunesse d'avenir, avoir caché si longtemps la vérité sur les tares qui minent notre système, avoir exposé nos jeunes filles à un retour au moyen-âge, pour s'être eux-mêmes obscurci les jugements à force de théories abstraites, d'idéologie prêt à- porter. Il a cru jusqu'à sa mort à une «vraie démocratie» car le pays ne peut plus attendre. Ainsi, son livre de prédilection demeure «Nedjma» de Kateb Yacine. Hélas, mille fois hélas, la mort était au rendez-vous. Après une jeunesse tumultueuse Rachid n'a vécu que des moments douloureux dans cette Algérie qui l'avai vu grandir.