Les hëros de Novembre racontent leur long rêve en Juillet, - espérons que nos historiens ne s'évanouissent pas de l'ampleur de la tâche qui consiste à nous exprimer toute la vérité de la Révolution algérienne. En ces premiers jours de Juillet 2013, où l'on amène à son accomplissement définitif la commémoration du Cinquantenaire de l'Indépendance pour en commencer, par la vie elle-même, des millions et des millions d'autres, éternellement, le hasard (au vrai sens arabe ez-zahr) m'a mis sous les yeux un vieil ouvrage achevé d'imprimer le 15 août 1962 sur les presses de la Coopérative d'Imprimerie, Genève. Il s'agit de deux pièces de théâtre éditées, par La Cité - Editeur à Lausanne, sous la même couverture portant ces titres Naissances, pièce en 3 actes, suivie de L'Olivier et le nom de l'auteur Mohamed Boudia (*)... Voici un lointain souvenir qui m'apparaît soudain comme une renaissance de l'actualité... Quel fulgurant retour est-ce donc pour moi ce livre dans les profondeurs de notre Histoire de la lutte de Libération nationale! Et, particulièrement, quel fantastique rappel de mémoire, furent ces émouvantes retrouvailles avec les écrivains et artistes algériens, longtemps meurtris par l'exil, rentrés en Algérie en ce naissant et glorieux juillet 1962, ces chaleureuses rencontres entre hommes de culture fraternels et ces tout premiers pas heureux d'une fière et riche littérature éclose sur sa Terre Maternelle enfin libérée du colonialisme par ses martyrs et ses moudjâhidîne, enfin retrouvée! Il y a aujourd'hui même cinquante et un an!... Nationaliste et homme de culture Une étincelle d'émotion, mystérieuse, vertueuse, me réveille, si j'ose dire, la mémoire. J'imagine sans doute trop en lisant Naissances et L'Olivier, et je me souviens trop aussi. À l'âge que j'ai aujourd'hui, c'est chose bien compréhensible. Ce que je perçois en toute conscience me force à imaginer ou plutôt à relire lentement avec piété l'ouvrage en question. L'auteur, Mohamed Boudia, je l'ai connu en de brefs et multiples moments d'amitié culturelle à l'Union des écrivains algériens (1963) à laquelle il a adhéré, au Théâtre National d'Alger dont il a été l'administrateur général puis le directeur (1963-1965), à la Commission culturelle du FLN, lors de la fondation de la revue Novembre (1964) et parfois au quotidien Alger-Ce soir qu'il a créé le 14 avril 1964... Alors, en se rappelant Mohamed Boudia, on ne peut qu'observer qu'il y a des héros et des documents. Des héros de la Révolution inconnus, ignorés, oubliés, beaucoup sans sépulture. Des documents voilés, détruits, perdus... Et honnêtement même, on ne sait pourquoi. Mais peut-être que l'Histoire n'a pas de vraies ambitions de vérité, que le document est un avare muet, que l'historien s'effraie du poids de sa responsabilité engagée dans tel cas complexe qui exige une conscience morale et professionnelle plus étendue. Et d'abord, quelques mots sur l'auteur, Mohamed Boudia. Certes, ce nom est globalement connu, cependant, l'homme est paradoxalement ignoré. On connaît Boudia, et encore bien superficiellement, pour autant qu'on ait pu entendre ou lire, ici ou là, une évocation de son exceptionnel nationalisme militant et de son engagement résolu de combattant actif au sein de la Fédération de France du FLN et qu'on ait appris qu'il a clandestinement quitté l'Algérie pour l'exil, après le 19 juin 1965. Il s'est réfugié en France et, sous le couvert du poste d'administrateur du Théâtre de l'Ouest parisien, il s'est engagé pour la cause palestinienne. Il a organisé, en fin stratège, des attentats contre les intérêts d'Israël à l'étranger. Les services secrets israéliens du Mossad, de connivence avec les autorités françaises de l'époque, réussissent à l'assassiner, à Paris, en piégeant sa voiture, une Renault 16, le 28 juin 1973 à 10 h 45. Néanmoins, Mohamed Boudia, l'homme épris de culture reste ignoré, notamment dans le domaine de l'art dramatique auquel il s'est pourtant voué de toute son âme. En effet, en autres activités qui l'ont passionné, il a créé en 1964, l'Institut national des arts dramatiques et de chorégraphie (Inadc) et organisé une grande tournée théâtrale dans plusieurs villes du pays. Aussi, est-ce avec raison que Mohamed Karim Assouane, doctorant, Université de Guelma, a écrit: «Mohamed Boudia est un nom qui dérange et qui est trop souvent ignoré par les ´´spécialistes´´ de l'histoire sociale et culturelle algérienne (in Synergie Algérie, n° 10 - 2010, p. 165).» On peut dire sans se tromper que les deux pièces de théâtre Naissances et L'olivier tirent leur sève révolutionnaire de la vie même de Mohamed Boudia et spécialement de son tempérament forgé au cours de son enfance, de son adolescence et enrichi du don de l'observation dont il a su tirer profit. Son école a été la rue et les rencontres de qualité que son intelligence a fixées dans sa mémoire et que son imagination fertile a fécondées aisément. Il n'a sans doute pas fait ses universités, mais l'idée de l'universalité, il l'a découverte dans le quotidien de la condition humaine du peuple de la Casbah qu'il a côtoyé, aimé et pour lequel il a sacrifié beaucoup, sans regret à aucun moment. C'est que, le 24 février 1932, Mohamed Boudia est né enfant d'El Qaçba, zemân, près de Bâb Djadîd dans le quartier Soûr Stara qui veut dire «Mur de protection» et dont beaucoup ont fait l'inintelligible «Soustara»... Qu'à cela ne tienne, autodidacte, s'instruisant par des livres, aimant le scoutisme, s'intéressant au théâtre, pour jouer et pour écrire, grâce à de belles rencontres avec des maîtres et des comédiens de renom, il s'est livré à l'art dramatique en particulier et à la culture en général. Sur les planches, il a été aussi fort que Pierre Mondy, grand homme de théâtre, auquel il a été facile de comparer et comme auteur assez proche des idées de Bertolt Brecht, le dramaturge allemand dont les personnages vivent, à leur insu, une histoire «épique» qui les transforme et les grandit. Un théâtre de conscience Au cours de sa détention dans la prison des Beaumettes (Marseille) - de 1958 à 1961, date de son évasion de la prison d'Angers, des prisons françaises, Mohamed Boudia en a connu plusieurs -, Rabah (c'est son nom de guerre) écrit et fait jouer par des «frères militants» détenus qu'il forme et dirige, sa première pièce Naissances. Dans cette pièce (Rachid, âgé de vingt ans, jeune militant du FLN, se chargeant «de créer une conscience politique chez la population et l'amener à filtrer ce qu'on lui susurre dans l'oreille») et dans L'Olivier (Aïssa, «un garçon de seize ans, couvert de sang et des croûtes sèchent sur son visage,...»), Mohamed Boudia a mis tout lui-même. De plus, il semble avoir acquis complètement la maîtrise de l'art dramatique: choix du sujet, psychologie des personnages, dialogue, jeu et mise en scène, ainsi que l'administration générale d'une troupe de théâtre. Dans ce théâtre à lui, à la trame simple mais parfaitement féconde et traitée avec une subtile pédagogie, sont données humblement des leçons de vie par le courage, le partage, le respect de l'Autre,... qui font l'union nationale contre le colonialisme et contribuent à la construction de la paix universelle. Pour lui, la scène est l'Algérie en évolution, les personnages représentent le peuple en révolution. Peu avant le 19 juin 1965, il a pu confier à Jeune Afrique du 2 mai 1965: «Nous souhaitons qu'une politique cohérente et rationnelle sur le théâtre maghrébin puisse s'élaborer un jour afin de sortir le plus rapidement possible de la tutelle culturelle occidentale.» Tout un programme de réappropriation de notre personnalité culturelle à la fois algérienne et maghrébine au coeur du monde. La pièce Naissances réunit de simples personnages dans un espace clos, fortement symbolique du drame mis en scène. Ils sont membres d'une même famille algérienne de la Casbah d'Alger en pleine guerre de Libération nationale. L'auteur présente la conscience patriotique de chacun d'eux face au paroxysme de la répression et de la violence du système colonial servi par sa police et son armée. L'enjeu de cette pièce est de montrer, que de tout temps, l'homme algérien tient à sa patrie et à ses valeurs et qu'il ne désespère pas de la reconquérir contre l'occupant... Le dernier acte de cette pièce s'achève sur la naissance d'un garçon que Aïcha a porté. Comme son époux Rabah est mort, «broyé physiquement par la guerre», elle propose à son beau-frère Rachid, devenu «chef de famille», d'être «le père» du nouveau-né. Il accepte, mais il est arrêté par trois policiers français en civil, suivis de deux soldats-zouaves, qui le recherchaient parce qu'«il fait de la politique». L'espoir dans la lutte populaire de Libération nationale est renouvelé. La seconde pièce L'Olivier en un acte évoque le cauchemar d'une campagne qui a subi un terrible bombardement vécu par un garçon Aïssa (16 ans), une fille Zineb (13 ans), Si Kaddour (50 ans) et un combattant (30 ans). «Ils sont tous morts! dit Aïssa, à part soi, Toutes les maisons du village, trahissant leur destin, sont devenues des tombes.» Cependant que Zineb, «les yeux fous de terreur», pleure, Si Kaddour voit sa maison détruite et son olivier abattu: «... Ma maison, c'est ce tas de cailloux, sans toit, [...] ma sève est celle-là même qui courait dans ce tronc, hier en vie, aujourd'hui charbon. On réfléchit à ce que l'on possède, à ses problèmes. Je n'en ai plus. Parce que mon olivier ne donnera plus d'olives; que l'huile, ce sang qui en sortait, je ne le reverrai plus couler grassement dans les jarres.» Le combattant entre en scène et l'espoir revient... Le bonheur est de lire ces deux pièces. Le voeu est de les faire éditer. L'idéal est de les voir sur la scène du Théâtre national d'Alger et sur celles des Maisons de la Culture de notre pays. Ce ne serait que justice et hommage rendus à un immense militant et auteur, parmi tant d'autres méconnus, ignorés, oubliés de la culture algérienne et finalement sacrifiés à l'autel des mauvaises ombres de notre époque, les esprits rétrogrades et nuisibles à l'évolution de la pensée nationale ouverte à l'humain, à la science, à la culture, à la civilisation, soit en somme à l'identité essentielle. Il faut raison garder: le personnage héros de la légende populaire algérienne qui est mise, ici ou ailleurs, en oeuvre dramatique, n'est autre que le peuple; la juste formule révolutionnaire universelle est qu'«il n'y a qu'un seul héros: le peuple!» Oui, dès les premiers jours de l'Indépendance retrouvée, cela a été dit et écrit sur les murs de nos villes et villages... (*) NAISSANCES, pièce en 3 actes, suivie de L'OLIVIER de Mohamed Boudia La Cité - éditeur, Lausanne, 1962, 107 pages.