De gauche à droite, le poète M'hamed Aoune, son petit-fils Zakaria-M'hamed et Kaddour M'Hamsadji Il est des poètes qui sont si légers qu'ils n'ont jamais assez de toutes sortes de complaisances intéressées pour s'élever jusqu'aux plus hauts nuages de la célébrité, et il en est qui sont plus denses et plus hauts encore que seuls les esprits honnêtes et libres savent reconnaître. Depuis son adolescence, poète fougueux et nationaliste réfléchi, le poète moudjahid, ancien journaliste à El Djeïch, membre de la toute Première Union des Ecrivains Algériens, M'hamed Aoune a assisté avec émerveillement et intense émotion à la célébration de ses quatre-vingt-six ans. La fête, organisée, à son insu, dans la simplicité par sa famille, avec le concours de leurs invités Kaddour M'Hamsadji et son épouse, s'est déroulée le vendredi 27 septembre 2013 à Médéa, sa ville d'adoption. De son souffle insuffisant, mais soutenu d'un léger revers de la main et amplifié de celui de son petit-fils Zakaria-M'hamed, âgé de deux ans, notre grand poète, à la fois bien connu et hélas oublié aussi, a éteint les deux bougies, l'une en forme de huit, l'autre en forme de six, fichées dans son gâteau d'anniversaire. Il a de nouveau exprimé, à 86 ans, d'une part son amour de vivre encore quelque temps pour l'Algérie de l'indépendance retrouvée et, d'autre part, son ferme espoir de «voir, si Dieu veut, le grand peuple algérien, riche de ses expériences dans tous les domaines, concrétiser ses nobles ambitions.» Il n'a pas manqué de rappeler sa joie d'avoir été honoré l'année dernière, le jeudi 27 septembre 2012, en son domicile de retraité à Médéa. Des poètes et des responsables culturels sont venus en comité de Soûr El Ghouzlâne où M'hamed Aoune (après la première partie de son enfance passée à Aïn-Bessem, son lieu de naissance puis à El-Harrach-Alger) a vécu la seconde partie de son enfance, toute son adolescence (il est reçu à l'examen du Certificat d'études primaires élémentaires), sa jeunesse et sa vie d'homme dans les milieux nationalistes jusqu'à son départ pour des études de quelques mois à La Zitouna de Tunis (1950). Il y rencontre Mouloud Kacem. Les deux hommes, qui sont des militants algériens et du même âge, se lient d'amitié. L'année suivante, il quitte Soûr El Ghouzlâne pour un long exil instructif et inlassable militant en faveur d'une Algérie indépendante, notamment à Paris, Stuttgart, Bonn, Hambourg, où il rencontre à nouveau le polyglotte et immense personnalité culturelle et nationaliste algérienne Mouloud Kacem Nait Belkacem dit «Mouloud Kassim». De retour à Paris, ne supportant plus de souffrir les pressions et les traquenards de la police française au service du système colonial, il détruit un grand nombre de ses écrits sur des thèmes de la Révolution algérienne et retrouve bientôt son ami Mouloud Kassim à Tunis. Il décide alors tout naturellement de son engagement salvateur dans les rangs de l'Armée de Libération Nationale à Ghardimaou. Pendant la guerre d'Algérie, cette ville était une base arrière de l'ALN. Une poésie audacieuse Les écrits de l'infatigable autodidacte M'hamed Aoune, qui s'est néanmoins consacré à quelques courtes études aléatoires mais fructueuses à la Zitouna de Tunis (1950), plus tard, à la Sorbonne et à l'Ecole du journalisme à Paris (dès 1951), sont nombreux et de tout genre littéraire: des poèmes, des contes fantastiques, des pièces de théâtre, des nouvelles, des articles de presse, des textes de réflexion sur la marche de l'histoire de l'Algérie depuis les temps les plus reculés. Sans aucun doute, était-il spécialement trop modeste, trop respectueux des grands écrits, trop exigeant pour lui-même jusqu'à développer une grande et handicapante timidité qui lui fait craindre de paraître prétentieux et d'autant que son style bouillonne de vigueur, de symboles puissants et souvent d'un sens hermétique impressionnant, difficile à saisir pour les non-initiés et les noircisseurs de papier comme il en est assez, dit-on, chez nous actuellement! Quoi qu'il en soit, une poésie audacieuse y est constante dans l'oeuvre de M'hamed Aoune et se développe en spirales étourdissantes de lyrisme abstrait. N'ayant jamais demandé de l'aide pour éditer au moins une de ses oeuvres ni essayé de «pousser» quiconque à le faire connaître, il n'a jusqu'à présent aucun livre totalement de lui dans les librairies. Pourtant, et peut-être M'hamed Aoune, poète probe et loyal, est-il plutôt ainsi le mieux connu: ses textes, surtout ses poèmes, sont éparpillés et souvent repris dans la presse nationale et à l'étranger ainsi que dans des anthologies et revues célèbres. On peut citer: Affrontement (n° 5, décembre 1957), Le Courrier de l'Association méditerranéenne (n° 9, France, 1960), revues et journaux algériens (à partir de 1962), Espoir et Parole de Denise Barrat (Paris, 1963), Poésie Vivante (n° 22, Genève, 1967), Diwan algérien de J. Lévi-Valensi et J.-E. Bencheikh (Paris, 1967), Pour l'Afrique de Mustapha Toumi (1969), Eclatez l'Aube! (Editions universitaires, Alger, 1970), L'Algérien en Europe (n° 119, Paris, 1988),... Nous même, ici et ailleurs, depuis longtemps, avons publié plusieurs articles sur sa biographie et ses oeuvres. De M'hamed Aoune, entre autres ouvrages rassemblés par son fils aîné Hamid et prêt pour une éventuelle édition, je citerais Avant et après le Séisme, un recueil de poèmes de réflexion, donc d'intelligence et de pédagogie, de vie immédiate et de vie à venir, écrits entre 2001 et 2002. Voici un court extrait de «Poèmes théorèmes», texte contenu dans le recueil cité et illustratif de l'imaginaire complexe du poète: «Comme leurs ancêtres, rires et trahisons et ruses / À briser berceaux développements plus prospères / Plus justes comme les quatre saisons / Et à remembrer la riposte contre les imposteurs / Qui reçurent diplômes Idjazâtes / [...] Ils, dès l'aube des opprimés trahis / Ont su acquérir diplômes supérieurs / Plus ou moins propres évidemment / Distinctions méritées dans toutes les disciplines. / Il s'agissait, il s'agit toujours pour eux / De maîtriser non les racines et les cimes / Des vagues et des vents / Mais de décimer moissons et greniers / Les jardiniers en sueur et en sang / Afin de s'approprier au nom de qui, de quoi / Et pourquoi et comment / Les ramures des messages indestructibles / Livres éclairs qui labourent / Et sèment en même temps et partout / L'histoire des savoirs et pouvoirs.» M'hamed Aoune nous engage à espérer ce qu'il espère et il l'exprime dans ce distique où l'énigme chasse le désespoir et élève «le bébé, l'enfant dans les constellations saintes / Les grandioses degrés dans les jardins des études.» Joyeux anniversaire vieux frère, M'hamed Aoune, et à l'année prochaine, si Dieu veut!