Figure de proue de la musique chaâbie, Kamel Bourdib, nous livre dans cet entretien, le long parcours d'un artiste qui a mis sa vie et celle de sa famille au seul service de la musique chaâbie. L'Expression: Votre retour sur scène a été salué par plus d'un... pourquoi toutes ces années d'absence? Kamel Bourdib : Contrairement à ce qui a pu être dit à propos de mon retrait de la scène artistique, propos, en fait, infondés, je dois préciser que je n'ai à aucun moment de ma carrière pensé à mettre fin à mon parcours. Seulement, il se trouve que je suis un artiste porté sur un certain nombre de choses qui ne s'inscrivent pas forcément dans le sillage de la vision que l'on se fait de cet art. Ma culture et ma formation ne me permettent pas, en ce sens, de chanter n'importe quoi et pour n'importe qui. Ce qui a induit que les informations, qui ont circulé sur mon éclipse, ont pris une telle ampleur. A ma connaissance, il n'est un secret pour personne que j'ai toujours travaillé et privilégié un public raffiné «Douak» sans lequel, je le répète, pour la énième fois, Kamel Bourdib n'aurait pas réussi à transcender les durs échelons du succès. A ces «mauvaises langues» je rétorque que j'ai chanté même à l'époque où le terrorisme était à son paroxysme. J'étais d'ailleurs le seul interprète, et je pèse bien mes mots, de la musique chaâbie à avoir continué à égayer les soirées familiales. Un orchestre national de chaâbi vient d'être créé par le ministère de la Communication et de la Culture et dont la gestion a été confiée à El Hachemi Guerouabi. Pensez-vous qu'une telle initiative permette la remise sur les rails de la chanson chaâbie? D'emblée, je félicite El Hachemi Guerouabi qui est un grand nom de la musique chaâbie pour la mission dont il a été honoré. A ce propos, je pense que la mise en place de l'orchestre national de chaâbi est une louable initiative qui devra, je le souhaite sincèrement, contribuer efficacement à la promotion et à la sauvegarde de cette musique patrimoniale. La tâche de Guerouabi, qui n'est pas de tout repos, appelle, à mon avis, le concours de tous les passionnés de la musique chaâbie. Certains observateurs mettent l'accent sur le marasme dans lequel évolue la musique chaâbie mais personne, en revanche, n'a, en vérité, identifié les véritables raisons. A votre avis, quelles sont les causes de ce constat et que faut-il faire pour mettre fin à cette situation? D'abord, il faut admettre que l'échelle des valeurs notamment dans la sphère artistique a été largement entamée. La confusion qui y règne a eu pour conséquence, je le dis avec une grande amertume, la mise sur un pied d'égalité le bon et le moins bon, chose qui relève à mes yeux de l'inadmissible. Les responsables de la chose culturelle dans notre pays doivent considérer chaque artiste à sa juste valeur. De cette considération, il existe, à mon sens, trois types d'artistes : l'amateur, le semi-professionnel et enfin le professionnel. Je le répète, il y a confusion et il est temps de revoir, dans le fond et dans la forme, l'échelle des valeurs. Actuellement nous assistons à un phénomène qui risque, si on n'y met pas le holà, de contribuer à la déconfiture générale. Nombre de nos artistes, à défaut de s'impliquer dans leur véritable mission qui est, rappelons-le, de transmettre cette musique aux générations à venir, sombrent dans des considérations financières laissant pour compte le devenir du chaâbi. Mais vous soutenez qu'il existe un problème de formation... Oui bien sûr, j'admets qu'il s'agit là d'un sérieux problème. Comment ose-ton parler d'une relève au moment où les institutions chargées de l'enseignement du chaâbi ne font pas leur travail? Je constate, la mort dans l'âme, que, sur ce point précis, nous sommes confrontés à la cupidité des responsables de ces structures. Les enseignants et les encadreurs du conservatoire d'Alger, dont je conteste le niveau d'instruction, ne s'intéressent qu'à leurs poches. Ecoutez, les choses ont tellement changé depuis la disparition tragique de M'hamed El Anka. A l'époque où j'étais élève au conservatoire, ce dernier était considéré comme une source intarissable de jeunes talents. Le conservatoire était alors l'école du chaâbi par excellence. Cependant, même si l'état actuel des choses prête peu à l'enthousiasme, il ne faut pas perdre espoir de voir les choses évoluer dans le bon sens. Je suis optimise de nature, j'espère que les jeunes talents sauront renverser la vapeur et porter, haut, cette musique que nous chérissons jalousement. En somme, je pense que la formation, à l'instar des volets sus-cités, souffre d'une crise morale. Personnellement je me suis impliqué pour mener à bien ma propre formation. J'ai été voir des poètes dans plusieurs villes du pays comme Mostaganem en quête de qacidates. On ne devient pas «Cheikh» par le fait du saint-esprit. Justement quels sont les principaux critères pour postuler au titre de Cheikh? Il faut surtout aimer ce qu'on fait. Il est inconcevable de prétendre à une carrière sans avoir cette passion qui vous ronge de l'intérieur. J'irai plus loin encore, je dirai même qu'il faut aimer le chaâbi plus que ‘ses enfants, plus que sa propre femme ! Une fois l'ardeur «chaâbiste» acquise, toutes les portes s'ouvriront grandes pour le prétendant. Parlez-nous du style Bourdib, dont l'appréciation diffère d'un mélomane à un autre... Pour ceux qui, je ne sais sur quelle base, considèrent que Bourdib fait dans l'excès du panégyrique religieux «Madih», je dis que leur jugement est hâtif et reste loin de tout fondement dans la mesure où j'ai toujours tenu à conjuguer mes prestations avec l'humeur de mon public. Dans les fêtes familiales, que j'anime çà et là, je me retrouve face à des mélomanes jeunes et moins jeunes. Tout un chacun, et c'est légitime, se distingue par une préférence particulière. Les plus jeunes de mes mélomanes comme tout le monde le sait, sont peu enclins au style rigoureux «El Djed». Pour cette catégorie, j'interprète des qacidates rythmées légères mais tout en étant dans la moelle du chaâbi. Pour les plus âgés en revanche, je propose de longs textes, religieux pour la plupart, à l'instar de El Khazna El Kebira, El Arfaouia, M'hal El djoudi...pour ne citer que ces quelques exemples. Donc, j'avoue que c'est loin d'être une mince affaire (rires) J'ajoute aussi je n'appartiens pas à ces interprètes qui, sans scrupule aucun, foulent au pied les principes et les règles de cette musique. Désolé! Mon éducation ne me permet en aucune manière, d'aller dans ce sens et d'interpréter des légèretés de circonstance. Je tiens, vaille que vaille, à offrir des prestations à la hauteur de mon public. Pour ce faire, je plonge dans l'univers poétique du texte. Je m'enivre de sa substance magique. Franchement qui saurait rester insensible en rimant les vers des poètes populaires comme Lakhdar Ben Khlouf, Ben M'sayeb, Ben Sahla, Kaddour El Allami et bien d'autres? Me qualifie de conservateur qui veut. Moi, mon style je l'ai fondé sur le respect des structures poétiques et musicales de cette musique. Et j'en suis fier. Dans ce cadre, on vous reproche souvent votre ferme opposition à la nouvelle expression musicale appelée «néo-chaâbi». Quelle est votre opinion? D'abord «néo» est un préfixe novateur qui n'a absolument rien à voir avec notre culture arabo-musulmane. Les gens qui tentent de donner «un coup de neuf» à la musique chaâbie font fausse route. Et pour cause: sur le plan poétique, je pense que les paroles écrites par les poètes «new-chaâbistes» sont d'une légèreté indéniable et sans aucune grandeur. Sur le plan musical et instrumental, j'avoue que je ne trouve plus de mot pour qualifier l'absurdité d'une telle démarche. Que cherche-t-on à travers l'introduction de la guitare électrique, la batterie...dans l'orchestre traditionnel sinon à travestir le chaâbi? Je n'avale pas de telles couleuvres !