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Ce monde qui vit la nuit
KABYLIE
Publié dans L'Expression le 04 - 05 - 2004

La Kabylie est une région d'une beauté époustouflante pour celui qui la découvre pour la première fois. Elle recèle bien des valeurs et a une histoire guerrière faite de résistances le plus souvent héroïques face à l'envahisseur.
Chaque pierre, chaque bosquet et chaque arbre de ses monts et de ses vaux peuvent raconter la légende d'El Mokrani, de cheikh Aheddad, de Lalla Fathma N'Soumeur ou encore vous rappeler Amirouche, Krim Belkacem et tant d'autres belles figures de l'épopée libératrice. Elle saura aussi raconter avec son habituelle réserve les luttes qu'elle a menées, souvent dans l'incompréhension totale des autres régions du pays, pour les libertés. La dernière, dont les braises sont encore chaudes, est celle du printemps noir.
Mais la Kabylie c'est aussi autre chose! C'est celle de ces boîtes de nuit où la gent masculine, en manque de distractions dans cette région prude et rude avec ce sentiment de l'honneur porté en bandoulière, vient s'essayer aux jeux interdits et réprouvés par le code non écrit qui est encore très vivace dans la région. Ces boîtes de nuit qui sont en fait et pour la plupart des bouis-bouis sont partout et nulle part. Cachés aux yeux des rigoristes, ils s'éveillent la nuit devant leurs habitués. Cette clientèle faite surtout de parvenus pour qui l'argent gagné facilement ne compte pas.
La rivières des illusion perdues
Notre pérégrination commence chez celui que tout le monde appelle ici Dda Amar, un être aussi rude que la Kabylie, mais aussi un être qui vit pratiquement en marge de la bonne société. Ici, pas de chichis, tout est clair! Dans cet estaminet à ciel ouvert, on ne prie pas, loin de là, mais on s'encanaille. Près du lieu dit la Gare, une gare où plus jamais les trains ne siffleront, les rails étant remplacés aujourd'hui par une route bitumée, Dda Amar tient boutique. En fait, quelques caisses de bière, des bouteilles de vin et un essaim de filles. Le tour est joué! Chez Dda Amar, on doit boire et à l'occasion, prendre du bon temps. La bière coule à flots! Pas de réfrigérateur, l'oued qui coule à quelques mètres à peine y supplée. Sorties de l'eau, les bouteilles encore ruisselantes font envie! On ne vous donne pas de verre, il n'y en a pas! Boire au goulot, cela est aussi agréable! Un jeune garçon vous accoste, prend votre commande, vous sert et s'éloigne. Comme les commandes ici se font par douzaines de bouteilles, vous avez le temps de discuter, d'admirer le paysage qui est magnifique ou alors d'être accosté par ces demoiselles qui jouent aux papillons de nuit.
De pauvres papillons au corps ridé avant l'âge et aux yeux sans vie. Déployant leurs pauvres charmes dans ces tristes coins, elles ne sont plus que l'ombre des femmes qu'elles furent. L'alcool, les veillées, la drogue et aussi la vie plus que dure qu'elles mènent ont eu raison de leurs âmes et aussi de leurs corps. Ayant depuis longtemps jeté les tabous aux orties, elles deviennent agressives et se disputent le «client». Que ne faut-ils pas faire pour gagner sa pitance! C'est le coeur lourd que nous quittons ces lieux aussi mal famés que répugnants de saleté, de cette saleté que ne laverait aucun détergent. Une saleté que la rivière proche ne semble pas en mesure de laver.
Un peu plus haut, à moins de cinq cents mètres et dans les locaux squattés d'une ancienne gare de chemin de fer, une gare du temps où le train reliait encore Delly à Boghni, un autre tripot. Ici, c'est chez Slimane. Comme dans tous les endroits du genre, durant la journée, ce n'est qu'un «driver-bar», un bar ou plutôt une guinguette à deux sous où les assoiffés peuvent avoir et à satiété, tout l'alcool qu'ils souhaitent. Mais dès la nuit tombée, le coin se transforme en un lupanar indescriptible! Là aussi, les mêmes femmes que la vie a brisées et que les hommes ont détruites. Originaires la plupart du temps de l'Ouest algérien, elles sont venues gagner leur pain de la seule façon qu'elles ont: en vendant leurs corps! Combien est humiliante cette vie pour n'importe quelle femme, y compris aussi pour celles-là que l'on pense perdues!
Une d'entre elles approchée avec douceur et avec force argent en parle! «J'étais jeune et belle, j'avais des rêves comme toutes les jeunes femmes de mon âge! J'ai fréquenté l'école, c'est vrai que je n'étais pas une brillante élève mais je désirais plus que tout avoir un métier et c'est à la couture que je me destinais! A quinze ans alors que pour moi l'école c'était fini depuis au moins deux ans, me voici descendue à Tiaret pour vivre chez des parents durant mon apprentissage. Mais la destinée en a décidé autrement: violée par voyou, un voyou qui m'a trompée en me parlant mariage! Je me suis retrouvée mise à la porte de chez la tante qui m'hébergeait et mes parents m'avaient clairement défendu de remettre les pieds chez eux! Me retrouvant à la porte, je fus vite remarquée par les gens du milieu qui m'ont forcée à «travailler» pour eux des années durant! C'est d'ailleurs pour fuir cette atmosphère que je me suis retrouvée ici, en Kabylie! Certes, je suis ce que l'on appelle un détritus de la société, mais qu'y puis-je? Vous savez, malgré ce que les gens peuvent penser, je fais mes prières quotidiennes et demande à Dieu de me faire mourir pour que cessent ces souffrances morales! Allez, maintenant assez parlé! Payez une bière ou laissez-moi travailler». Cigarette aux lèvres, peinturlurée comme si elle était sortie de plusieurs pots de peinture, le rire aussi sonore que vulgaire, la demoiselle est repartie à ses occupations! On la réclamait déjà depuis les autres tables!
Plus loin et en ville cette fois-ci, c'est un hôtel de luxe privé qui nous accueille. Ici, tout est clean, du moins apparemment car là aussi, officient ces filles perdues dont le rôle est d'attirer le client! La salle de restaurant ne s'anime que vers les vingt heures! Et c'est à partir de cette heure que les filles font leur entrée. Elles doivent être au moins une dizaine, toutes aussi jeunes les unes que les autres. Court-vêtues et leurs appâts carrément dénudés, elles sont à la chasse.
Le restaurant se transforme, une fois le dîner expédié, en une salle de bal. Une piste est délimitée et tout autour les chaises sont placées. Le roulement des hanches des femmes suit une musique des plus bruyantes qu'un méchant orchestre délivre à fond les décibels. Un serveur transformé pour la circonstance en meneur de jeu intervient pour les fameuses «tebrihas». L'argent coule à flots! Les maquignons sont ici pour dépenser et il faut que cela se sache! Ils font tout d'ailleurs pour cela! Qu'une chanson ne plaise pas à quelqu'un et voilà les liasses de billets qui sortent de façon également à épater les filles! On demande un autre air et la salle opine du chef façon de marquer son respect à celui qui a dépensé une fortune pour faire cesser une chanson ou en commander une autre. Les femmes ayant repéré celui qui est le bon pigeon sont comme un essaim d'abeilles à voleter autour de lui, la fille qui a la chance de l'accaparer pour la soirée est chanceuse. C'est qu'elle gagne ainsi, outre, les remises sur chaque bouteille d'alcool consommée, une prime sur les «tabrihates».
Quand le luxe côtoie le stupre
Ici, les femmes sont habillées avec une certaine élégance; certes, toujours court-vêtues et abondamment fardées. Mais aussi bien la coupe que le tissu des vêtements, tout respire l'aisance! Les femmes sont également surexploitées que ce soit dans les bouis-bouis près de la rivière ou dans ces hôtels à étoiles! Elles sont à la disposition des clients et qu'elle soit malade ou fatiguée, une femme n'a pas le droit de refuser d'être «gentille» avec un client. Le Sida? Qu'est-ce que c'est que cela? nous répond une fille! Le patron, lui, se contente d'amasser les dinars, «les filles sont là pour cela! Elles dansent, attirent le client, le font boire et s'il le faut, vont encore plus loin! En retour, elles sont logées et aussi elles gagnent bien leur vie!», explique un employé de l'hôtel. Nous choisissons d'aborder une fille qui semble à peine sortie de l'adolescence. Elle donne le prénom qu'elle s'est choisie: Fariza! «Cela sonne bien et les clients adorent», explique-t-elle malicieusement. Une cigarette aux lèvres, des lèvres qu'elle a un peu trop fardées! En se rapprochant un peu plus, l'on croit deviner le pourquoi.
Les lèvres de la jeune femme semblent enflées, tuméfiées! Des coups? Elle nie et prétend avoir toujours eu ce genre de problème! Il vaut mieux ne pas insister.
Fariza, puisque Fariza il y a, raconte son histoire. Une histoire aussi dramatique que banale! Une enfance heureuse, une adolescence ordinaire et puis, le drame! Promise par ses parents à un homme âgé mais riche, l'adolescente n'écouta que sa colère, elle qui se voyait faisant un mariage d'amour comme à la télé, souligne-t-elle, et c'est le chemin de la perdition.
La jeune femme affirme qu'ici, elle est bien traitée et elle fait ce travail dans l'espoir de tout lâcher quand elle sera en mesure d'acheter une maison et d'amasser un peu d'argent pour ses vieux jours! Ce qu'elle regrette le plus, c'est de ne plus pouvoir revoir son village près de Béchar ! Les yeux de Fariza s'embuent: «Vous savez, c'est très simple mais c'est très beau, la nature est si belle surtout au printemps, quand le désert fleurit!»
L'employé de l'hôtel veille au grain. «Vous êtes avec cette demoiselle?». «Non, pas vraiment. On discute». «Vous savez, ici on travaille. Il n'y a pas de place pour les discussions! Allez Fariza, «X» te réclame depuis un bon quart d'heure.»
Attirée par la scène, une autre jeune femme s'approche de nous! «Vous payez un whisky?» On se regarde et on répond qu'en réalité on était, mon compagnon et moi, seulement de passage pour manger! «Cela ne fait rien, payez-moi une consommation et je vous raconterai des choses! Vous êtes journalistes?» Dénégation de mon compagnon qui lui, évidemment n'est pas de la presse! On a en somme presque dit la vérité! On s'exécute et la jeune femme après s'être calée sur la chaise, ajoute: «Je suis de repos, je ne peux pas travailler ces jours-ci je suis en pleine période! Et personne ne peut venir me dire de faire mon travail donc on a du temps pourvu que vous payez à boire!» Elle déclare s'appeler Chadia! Joli nom encore faut-il que cela soit le bon! Mais bah, allons pour Chadia! De Chadia l'on a appris et ce qu'elle affirme être sa vie, un peu comme celles des autres mais encore que de nombreuses filles sont en Kabylie! Les premières venues ayant trouvé la région intéressante en ont fait venir d'autres ! Elle affirme qu'elle a travaillé dans beaucoup d'endroits de Kabylie.
Béjaïa, la côte kabyle et maintenant l'intérieur de la wilaya. Ici, elle semble se plaire! A-t-elle un protecteur? «J'ai le bon Dieu qui me protège.»
La question l'agace et l'on change de sujet. On lui demande comment se déroule son travail. Là, elle est intarissable, elle peut en parler des heures.
La fatigue, les heures indues, les clients ivres et souvent sales, répugnants qu'il lui faut supporter et avec le sourire et surtout un avenir tracé en lettres de feu! «Quand est-ce que le bon Dieu voudra bien m'aider à quitter ce chemin?» Chadia raconte les veillées, les consommations d'alcool, toujours plus pour se faire encore plus d'argent et aussi le regard des gens! «C'est ce qui me fait le plus mal!», dit-elle. Mise en confiance, elle nous avoue avoir un enfant, son père n'est plus de ce monde. C'est tout ce qu'elle dit du père de son enfant. «Il est actuellement chez une nourrice à Oran, je la paie bien et elle s'en occupe à merveille. L'année prochaine, il entrera à la crèche et parmi l'une des meilleures», affirme Chadia. «Pour lui, je ramasserai tout l'argent nécessaire, il devra trouver tout ce que je n'ai jamais eu dans mon enfance. Quitte à me tuer au travail!» Elle sort une photographie de la poche intérieure de sa veste et nous la montre: «Voyez comme il est beau, il s'appelle Moncef». Et les yeux de la mère se perlent de larmes.
Nous préférons quitter l'endroit et laisser Chadia pleurer doucement son sort! Toutes les douleurs sont respectables. Surtout celle d'une mère, de n'importe quelle mère. Qui donc peut aujourd'hui juger Chadia, Fazia ou encore toutes les autres? La femme est de tout temps exploitée, trompée, meurtrie, blessée. Notre société prude à l'excès le jour est d'une telle déliquescence en certains endroits et surtout la nuit! Dieu qui êtes omniscient et omnipotent, gardez-nous de faire du mal et surtout pas à ces personnes qui ont atteint la lie! Et aussi, sauvez la Kabylie de la contagion.
Les mauvais exemples, hélas, ne manquent pas!


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