La toxicomanie devient une menace sérieuse pour les établissements scolaires. Si les années précédentes, ce phénomène avançait à pas de fourmi, aujourd'hui, il prend des proportions alarmantes. Retour donc sur un fléau qu'on a tendance à regarder sans voir. «A l'âge de 13 ans, je fumais déjà des mégots avec mes copains, en dehors des heures de classe. On en profitait toujours durant la récréation pour fumer quelques clopes entre amis, aux toilettes, bien sûr, cela avait une saveur exceptionnelle.» Ceci est le commencement de la descente aux enfers d'un toxicomane ordinaire. L'adolescence, la période la plus dangereuse, l'étape des mutations psychologiques et physiologiques. C'est aussi le virage décisif qui marquera la transition de l'enfance vers l'âge adulte. «A cet âge, poursuit notre interlocuteur, je me voyais déjà atteindre le seuil de la vingtaine. ... Et puis un jour, un camarade de classe est venu avec une tablette ressemblant à du chocolat emballé dans un bout de papier. Au début, je ne savais pas de quoi il s'agissait, ce n'est qu'après que je me suis rendu compte que ce chocolat, n'était autre que du kif.» La phase de l'initiation C'est donc à l'école, que notre interlocuteur a commencé son âpre découverte. Aujourd'hui, il a 19 ans. Il est étudiant à l'université et...toujours dans l'impuissance d'abandonner sa «sale besogne». «La seule pensée d'abandonner le haschisch me met dans une situation angoissante. Je me sens comme confronté à un vide insupportable et incommensurable ! Je ne sais pas comment exister sans cet «objet» quand bien même, celui-là me fait souffrir, je sais que ma vie est un fiasco, mais je n'y peux rien...». Pour les uns, la descente aux enfers commence par un petit jeu de gamins. Il s'agit de mettre quelques graines de haschisch dans une cigarette et fumer, fumer jusqu'à atteindre les cieux tout en demeurant cloué sur place. Beaucoup d'enseignants nous ont avoué l'ampleur que prend le phénomène de la drogue parmi leurs élèves. «Ils entrent en classe avec une certaine mydriase et une rougeur qu'on remarque dans leurs yeux...», nous déclare un enseignant qui exerce dans un lycée et qui est bien au fait de la chose. Les causes sont diverses, mais les conséquences sont toujours les mêmes. En effet, nombreux sont les facteurs qui ont favorisé l'émergence de ce fléau en Algérie : la crise économique qui a frappé durement le pays, l'exode rural, l'apparition des bidonvilles autour des grandes agglomérations, parfois à l'intérieur même des villes, la crise de logement et la promiscuité, l'oisiveté, l'absence d'aménagement du temps libre, sans compter la déperdition scolaire dont l'impact se fait de plus en plus ressentir. Près de 60% des jeunes n'arrivent pas à l'université et plus de 20% ne terminent pas leur cycle primaire. D'autant que la situation d'instabilité qu'a connue l'Algérie au cours des deux dernières décennies, n'a fait qu'aggraver la situation. Des témoignages recueillis par nos soins parmi les populations touchées par le terrorisme, affirment que le nombre de ceux qui s'adonnent à la drogue a sensiblement augmenté. Ceci est le cas, notamment de ceux qui ont assisté en direct au carnage. «Ainsi, le choc de ces images» explique un psychologue «sera comblé par la prise de la drogue, seul refuge permettant d'oublier et de fuir cette amère réalité qui ne cesse de subsister» et l'ampleur de ce fléau dans les zones frappées par le terrorisme ne sera que catastrophique, notamment en l'absence de chercheurs qui prendraient sérieusement le problème en main. Une méthode diabolique pour faire pénétrer ces écoliers, adolescents pour la majorité, dans l'enfer de la toxicomanie. La méthode est toute simple mais efficace. Les trafiquants ont pour unique et seule arme la patience. C'est un peu à la façon du pêcheur qui attend que le poisson morde. Au début, ils «courtisent» leur proie. Ils optent généralement pour la personne la plus en vue dans le groupe, c'est-à-dire celle qui a une influence sur ses camarades. Doté d'un tempérament agressif et violent, ce qui leur permet d'exercer une emprise quasi magique sur leur camarade de classe. C'est ce genre d'élèves vulnérables qui représentent la meilleure proie et qui sont menacés par les trafiquants de drogue qui, peu à peu, nouent des liens de confiance avec leur victime. Entre-temps un joint est proposé par-ci, un comprimé par-là et l'adolescent commence à pénétrer de plain-pied dans le bourbier de la toxicomanie. Toutefois, les trafiquants de drogue choisissent également leurs victimes parmi les écoliers issus de familles démunies ou dont les parents sont séparés. Parmi cette frange d'élèves, les narcotrafiquants s'infiltrent aisément, sans faire face à un quelconque obstacle susceptible de déjouer leurs desseins. Selon Mme Zenad, psychologue clinicienne et enseignante à l'Institut de psychologie de Bouzaréah : «La majorité des études qui ont été faites indiquent que derrière la personnalité de celui qui s'adonne à la drogue, il y a une structure névrotique ou une dépression qui a tramé sa toile». Dans le milieu scolaire, ajoute notre interlocutrice, «ce sont les lycéens qui sont les plus touchés et généralement ce n'est qu'après l'échec scolaire qu'on s'aperçoit que l'élève s'adonne aux stupéfiants». Pas de statistiques fiables Fait aberrant : aucune statistique officielle n'a été établie à ce jour, pour savoir le nombre d'élèves touchés par le phénomène de la toxicomanie. La Fondation nationale pour la promotion de la santé et de la recherche (Forem) a diligenté une enquête dans ce sens. Il s'agit d'un échantillon représentatif de 1 544 lycéens (874 filles et 670 garçons), répartis sur une vingtaine de quartiers de la capitale. Les résultats sont frappants. En effet, 34% ces lycéens déclarent être des consommateurs, 28% des filles interrogées, reconnaissent avoir consommé de la drogue contre 44% de garçons et que 48% d'entre eux le font à l'intérieur même des établissements scolaires. Néanmoins, le directeur du laboratoire de prévention et d'ergonomie de l'université d'Alger, M.Boudrifa Hamou, déclare que ce genre d'enquête manque d'objectivité scientifique. «Il est vrai, dira-t-il, que plusieurs tentatives pour établir des statistiques ont été effectuées par des associations et des institutions privées, mais les méthodes suivies, sont loin de répondre aux méthodes scientifiques. Ce qui a fait que les résultats obtenus restent réfutables». Au niveau de l'université, aucun projet de recherche n'a été réalisé, du moins pour donner une idée aussi approximative soit -elle sur l'ampleur qu'a pris ce phénomène dans le milieu scolaire. Ici on parle plutôt de choses scientifiques, rationnelles et objectives. «Jusqu'à présent, aucune étude n'a été faite pour arrêter une statistique ou un chiffre indicatif» déclare M.Boudrifa. Ce dernier avoue, toutefois, que «quatre projets de recherche sur la toxicomanie en milieu scolaire et même universitaire, ont été entrepris» et qu'«un séminaire national regroupant toutes les parties concernées, est prévu pour la fin de l'année en cours». Par ailleurs, les uns prétendent que ce fléau ne constitue pas une menace sur les établissements scolaires et que le taux ne serait que faible. M.Belkacem Boukhari, directeur de l'Office national de la lutte contre la drogue et la toxicomanie, a déclaré lors d'un séminaire organisé en décembre 2003, que «les quantités de drogue saisies en Algérie ne sont pas très importantes en comparaison à celles saisies dans les autres pays durant l'année 2000, à savoir 470 tonnes en Espagne, 28 tonnes en Angleterre, 144 tonnes au Maroc...» Il est vrai que les quantités de drogue saisies ne sont pas importantes, mais a-t-on une idée de la quantité qui circule sur le territoire national ? D'autre part, les pays européens avant d'arriver à ce point étaient comme l'Algérie. «Alger n'est pas Amsterdam, mais n'oublions pas que cette ville ressemblait à Alger avant qu'elle soit Amsterdam» dixit feu le Pr Boucebci. Tout permet de dire ainsi qu'on accuse un flagrant laisser-aller. D'ailleurs ce n'est qu'à la fin de l'année dernière que les autorités ont songé à faire appel aux chercheurs pour mener des études sur le phénomène de la toxicomanie. Et pourtant, la sonnette d'alarme sur la consommation de la drogue dans les établissements scolaires, a été tirée depuis bien longtemps. D'autant plus que les quantités de drogue saisies quotidiennement çà et là dans diverses régions du pays, indiquent que le phénomène devient de plus en plus menaçant. Ainsi, l'apparition, ces dernières années, des prémices d'un trafic international de cannabis, d'opium...ont davantage compliqué la situation. Les réseaux de trafiquants qui agissent à travers les frontières algériennes terrestres et maritimes, sont généralement le fait de ressortissants des pays voisins (Afrique subsaharienne, Maroc). Cependant, la drogue la plus en vogue en Algérie, reste le cannabis, appelé aussi chanvre indien. Cette drogue provient généralement des pays tropicaux, mais aussi du Maroc. Dans ce pays, quelque 124.000 hectares de cannabis sont cultivés. Selon le rapport établi par les Nations unis, cette culture rapporte au Maroc quelque 12 milliards de dollars de chiffres d'affaires. D'ailleurs les quantités de drogue saisies au niveau des frontières algéro-marocaines ainsi que sur le territoire national, illus-trent parfaitement l'ampleur du fléau. En effet, les statistiques établies au courant de la décennie écoulée, font ressortir une tendance évolutive des quantités de drogue annuellement saisies et qui ne constituent en réalité qu'une partie de la masse des stupéfiants en circulation. Les saisies ont atteint le chiffre de 6,110 tonnes de résine de cannabis en 2002 et 8,098 en 2003. Une augmentation assez importante par rapport aux saisies des années précédentes (4,826 en 2001, 4,452 en 1999...). Cette montée vertigineuse de ce phénomène risque de s'accentuer de plus belle. Il ne reste, cependant, que de prendre ce fléau au sérieux, en «désinfectant» nos établissements scolaires, avant que cela ne fasse encore plus de dégâts et cela ne peut se réaliser qu'avec la coopération intersectorielle au niveau national et international.