«C'est pas parce qu'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule.» Michel Audiard Si Boujemâa s'était toujours senti sentimental. Il n'avait pas besoin de faire une introspection pour le vérifier. Mais cet état d'esprit s'était exacerbé depuis qu'il avait pris sa retraite. Il s'était surpris à rechercher la moindre occasion pour renouer les liens avec ses anciens camarades de classe, de lycée ou de travail. Il était à l'affût de la moindre commémoration pour retrouver malgré la solennité du moment, cette chaleur humaine disparue avec la cessation de toute activité. Il ne ratait jamais, de célébrer à sa façon l'anniversaire de sa prise de fonctions dans cette entreprise qui lui avait pris ses plus belles années et qu'il détestait cordialement. Pour marquer son quarante-septième anniversaire (il était rentré un 2 mai), il avait pris le même chemin que celui qu'il avait pris trente-trois années durant. Et une fois les formalités d'usage remplies auprès des appariteurs qui l'accueillaient toujours avec la même amabilité, il piquait droit vers la cantine, ce lieu incontournable pour qui voulait renouer les liens avec un passé disparu. C'est un lieu on ne peut plus sacré pour les travailleurs car il abolit toutes barrières artificielles et les hiérarchies, et le travailleur est libéré enfin des impératifs du travail. C'est un lieu de respiration, de détente et de convivialité. Certes, cette cantine avait bien changé depuis le temps. Au début, c'était vraiment un lieu de villégiature puisqu'elle était située au dernier étage de l'immeuble qu abrite la lourde machine administrative de l'entreprise centrale qui rayonne sur tout le territoire national. Elle était divisée en deux parties bien distinctes: le restaurant qui était un endroit clos et une terrasse avec des tables rondes et des parasols. C'était vraiment un lieu de détente! Et, par-dessus le marché, la cantine dominait la baie d'Alger. Si Boudjemaâ pouvait suivre de là-bas, l'évolution presque imperceptible de l'activité humaine: les immeubles qui poussaient, les espaces verts qui rétrécissaient à vue d'oeil, les navires ancrés dans la baie attendant leur tour dans un port encombré, les premières paraboles qui commençaient à fleurir sur les terrasses...Si Boudjemaâ aimait bien cette ambiance quasi familiale qui régnait dans cette cantine. Le personnel formant la couche la plus basse de la hiérarchie était d'une gentillesse et d'une ouverture qui agrémentaient le passage des travailleurs en ces lieux. Certes, à cette époque, les travailleurs n'étaient point nombreux et beaucoup préféraient rentrer chez eux pour déjeuner entre midi et 14 heures, pour la simple raison qu'à l'époque, les bus de la Rsta étaient réguliers et peu fréquentés. Les travailleurs avaient largement le temps de faire le va-et-vient entre leur lieu de travail et leur domicile. L'abonnement était un avantage certain offert par ce service, le billet de bus était à quarante centimes et le prix du repas était alors à trois dinars: un écart dissuasif pour les petits salaires ou pour les acharnés des petites économies. Si Boudjemaâ préférait rester manger à la cantine pour pouvoir d'abord, discuter avec les collègues et ensuite, faire quelques parties de cartes avant de rejoindre l'atelier. Les travailleurs s'attablaient d'abord, par esprit de corporation puis plus tard par affinités. On pouvait ainsi trouver une table avec des employés issus de la même région, puis un groupe travaillant dans le même atelier ou tout simplement des gens de la même promotion. Les différences d'âge étaient prises aussi en compte. Comme à l'époque, les repas étaient servis par les employés de la cantine, les employés avaient largement le temps de continuer une conversation amorcée dans l'atelier ou dans l'ascenseur et d'entamer largement la corbeille de pain posée devant eux. Le service était lent mais sympathique: les blagues, les sarcasmes, les quolibets fusaient de partout, ciblant les malheureux serveurs qui prenaient cela avec philosophie, comprenant parfaitement l'impatience des estomacs. Si Boudjemaâ avait entendu les anciens parler de «la belle époque», c'était celle qui prévalait avant 1963 quand la bière de table était servie à table. Mais voilà, l'époque de la prohibition était arrivée en même temps qu'une ponction salariale mensuelle de 30%. Cette double restriction avait choqué beaucoup de travailleurs qui n'avaient pu supporter cette austérité.