En dehors de l'Humanité, la civilisation est le niveau d'identification le plus large dans lequel un homme peut se reconnaître. Les différences entre civilisations résultent d'un long processus historique et portent, notamment, sur les relations entre Dieu et l'homme, l'individu et le groupe, le citoyen et l'Etat, l'homme et la femme ainsi que sur l'importance relative des droits et responsabilités, de la liberté et de l'autorité, de l'égalité et de la hiérarchie. La mondialisation aiguise ces différences, le retour du religieux compensant l'affaiblissement de l'Etat-nation. En dehors de l'Humanité, la civilisation est le niveau d'identification le plus large dans lequel un homme peut se reconnaître. Ainsi, un habitant de Paris se définit, avec plus ou moins d'intensité, parisien, français, catholique ou protestant - laïc à l'extérieur -, chrétien, européen, occidental. Alors que dans les conflits entre idéologies, l'on pouvait choisir son camp dans les conflits civilisationnels, la ligne de partage amie ennemie se fait suivant l'identité; chacun cherche l'aide de parents en civilisation. L'Arménie par la France et par les Etats-Unis, la Yougoslavie de Milosévic par la Russie, la Macédoine par la Grèce et l'Azerbaïdjan par la Turquie. Les chrétiens du monde par le pape, les Tchétchènes sont aidés par les Saoudiens, les Palestiniens par tout le monde musulman, En 1900, l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord représentaient 44% de la population mondiale: actuellement, ils ne comptent plus que pour 13%. Leur influence décroît, le monde s'indigénise, chacun retourne à son identité fondamentale. Ces statistiques semblent effrayer de plus en plus , les partisans d'un repli identitaire en Europe au point de réécrire le Coran sur leur site et verser dans l'invective. Ecoutons-les nous donner leur avis sur ce que doit faire l'Occident: «Pour préserver son précieux héritage (liberté individuelle et culturelle, démocratie politique, etc.), l'Occident doit maintenir sa supériorité militaire, enrayer son déclin moral et démographique, maintenir sa cohérence (le multiculturalisme, suicide culturel, doit être impérativement rejeté), éviter d'intervenir dans des conflits dans lesquels il n'est pas concerné. Par rapport aux autres nations, celles de culture musulmane - presque toutes des dictatures - ont, proportionnellement au nombre d'habitants, le plus grand nombre de soldats et les plus fortes dépenses militaires. L'islam exporte sa bellicosité». (1). Les contradictions du monde musulman et ses rapports avec l'Occident Depuis cinquante ans, le monde arabe semble embourbé dans ses échecs autant que ses divisions. Aucune autre région du monde n'a si peu évolué. Il est impossible, du Maroc à l'Arabie Saoudite jusqu'en Asie, de trouver des espaces où s'exprime une réelle liberté politique, où le bien-être économique règne pour une majorité, où l'alphabétisation est plus la règle que l'exception. Et aucune éclaircie à l'horizon : les dictatures se pérennisent alors que la situation économique se détériore. Triste réalité, triste sort. La tentation est grande de chercher les causes de cette déroute chez l'Autre, l'exploiteur, l'Occident et on ne se prive jamais, dans l'ensemble du monde arabe, de convoquer tous les arguments pour «expliquer» ainsi les raisons du désastre.(2) Pour Tariq Ramadan, philosophe installé confortablement en Suisse et grand voyageur devant l'Eternel, le mal est en nous, nous le savions déjà. «Si les politiques imposées par les pays industrialisés, les (dé)régulations économiques dictées par les institutions internationales (FMI, OMC) où la voracité des multinationales du Nord doivent effectivement être méthodiquement dénoncées, on ne peut s'en tenir à ces discours de constantes déresponsabilisation et de victimisation qui deviennent la règle dans le monde musulman. Le spectacle que nous offrent les chefs d'Etat musulmans, pour la plupart autocrates, divisés jusqu'à l'inconscience, valets de la manne financière des puissances industrialisées, sourds aux aspirations de leur propre peuple, est pitoyable». «Pourtant, la majorité des musulmans, écrit Hicham Ben Abdallah El Alaoui, directeur de l'Institut d'études contemporaines sur l'Afrique du Nord, le Moyen-Orient et l'Asie centrale à l'université de Princeton, veulent vivre leur religion en paix aux côtés de leurs voisins de confession différente, en bénéficiant des possibilités nouvelles qu'offre le monde contemporain. Ils ne cherchent nullement à obliger les citoyens musulmans et non musulmans d'un pays à vivre selon un mode unique. Pas plus qu'ils ne veulent mener une guerre contre le monde pour propager leur religion. Il existe aux Etats-Unis un courant chrétien fondamentaliste, tenant un langage digne de celui de Ben Laden. Au nom de leurs revendications religieuses d'un Grand Israël, des colons juifs extrémistes sont également prêts à conduire le monde à la guerre».(3). «Tout musulman d'aujourd'hui, qui s'épanouit dans un monde multiethnique, multiculturel et multiconfessionnel, doit défendre un islam tolérant avec passion. Cela signifie qu'il nous faut tout autant défendre la justice sociale, les institutions politiques démocratiques et les relations internationales qui respectent la dignité et la souveraineté de toutes les nations. La violence est mondialisée.... Qui dit politique internationale dit politique locale, et les dirigeants vont devoir répondre de leurs actes devant le monde entier. La pauvreté, l'inégalité, la répression et l'arrogance sont autant de problèmes à résoudre. Les ravages de la mondialisation néolibérale se font sentir à Wall Street comme dans les villages d'Asie centrale. Il s'agit de problèmes de sécurité globale.»(3) Pourquoi la démocratie n'existe pas dans le monde arabe? Pour expliquer le marasme du monde arabe, notamment dénoncé dans un rapport au Pnud en octobre 2003. A titre d'exemple, le PIB de tous les pays arabes est le tiers de celui de l'Espagne, plusieurs causes ont été avancées. La religion et la culture. Deux paramètres peuvent être ajoutés: la tentative de déstabilisation lancinante par une mondialisation - laminoir imposé par l'Occident, des pays vulnérables dont les peuples, en désespoir de cause, s'accrochent au spirituel, maintenant que le temporel est derrière eux et, naturellement, la gouvernance par un personnel politique sans légitimité intérieure si ce n'est celle des pays occidentaux . Sur les ruines de l'ancien système, en Occident apparaît ici et là une certaine littérature qui a créé de toutes pièces un nouvel ennemi imaginaire venu remplacer, après le péril du «diable rouge» (le communisme): l'islam ou le «péril vert». Le monde musulman occupe une zone très étendue allant du Maroc à l'Indonésie, une position géostratégique importante pour la sécurité mondiale. Elle abrite à la fois un immense marché de plus d'un milliard de consommateurs et la plus grande partie des réserves mondiales de pétrole, de gaz naturel et d'autres ressources primordiales pour la prospérité de l'Occident.(4) Ajoutez à cela «l'ennemi», de l'intérieur du territoire occidental, selon certains milieux qui pensent que les immigrants de religion musulmane ne sont pas assimilables, et qu'ils constituent un danger réel sinon potentiel pour la sécurité et la stabilité de l'Occident. Même et surtout les descendants des immigrants, faisant dorénavant partie du paysage sociologique des sociétés occidentales et s'inscrivant définitivement dans la longue durée des sociétés d'accueil, font partie d'une surveillance particulière. Toutes les lois antidémocratiques promulguées en Europe et aux Etats-Unis (The patriotic act), visent principalement les musulmans.(4). De ce tableau sans complaisance se dégage une idée-force: la peur de l'islam parce qu'il est, semble-t-il, hostile à la démocratie et aux droits de l'Homme, puisque les pays qui s'y réfèrent sont dirigés par des régimes autoritaires, militaires ou civils, et où les droits de l'Homme sont bafoués. Mais jusqu'à quel point cette représentation est-elle fondée? Bien hypocritement, le monde occidental se demande pourquoi le monde arabo-islamique constitue l'exception à la règle de la propagation de la vague déferlante de la démocratie sur plusieurs rives. Si les pays du monde arabo-islamique sont gouvernés par des dictatures, devrait-on conclure que c'est à cause de la religion musulmane? L'analyse des faits démontre en fait que les religions en général et l'Islam en particulier ne sont pour rien dans les errements des hommes. Souvenons-nous de l'Inquisition, des papes intolérants qui ont régenté le monde occidental pendant plus de 18 siècles jusqu'à ce que le pouvoir s'affranchisse de l'Eglise après avoir été instrumentalisé par elle ou l'avoir asservi à ses desseins. En fait, le problème n'est pas au niveau d'un islam profondément ancré dans les sociétés arabes et musulmanes, mais au niveau des acteurs socio-politiques qui s'y réfèrent. (1). Le djihad mondial (2). Tariq Ramadan : Les contradictions du monde musulman, Politis, 23 Juin 2003. (3). Hicham Ben Abdallah El Alaoui : Musulmans et citoyens du Monde Le Monde Diplomatique Octobre 2001. (4). Aziz Enhaili et Bassam Adam : Islam et démocratie dans le monde arabo-islamique Confluences Méditerranée Printemps 1999.