«Les poux, c'est les puces du pauvre.» Jean Richepin Quelqu'un qui a une vie bien réglée, c'est-à-dire qui mène le petit et morne train-train quotidien qui va de son logement décent jusqu'à son lieu de travail assez rémunéré pour pouvoir boucler ses fins de mois et ne se faire du souci que pour la période du Ramadhan, la fête de l'Aïd-el-kébir ou la rentrée scolaire, peut difficilement imaginer ce qui se passe dans la pauvre tête du migrant clandestin qui va s'engager dans une périlleuse odyssée dont il ne peut connaître, ni la durée, ni les péripéties, et encore moins l'issue finale. Imaginez un petit village du Sahel, situé au beau milieu de nulle part avec quelques misérables cases écrasées par le soleil, aussi clairsemées que les acacias fantomatiques secoués par le vent de poussière. Imaginez un point d'eau fangeuse, relique fossile d'un ancien puits qui avait jadis abreuvé des troupeaux de chèvres et de boeufs. Les animaux sont morts depuis longtemps et seules quelques silhouettes d'humains faméliques font encore le trajet pour aller chercher cette eau boueuse avant de revenir s'allonger au pied de l'unique baobab qui épuise ses dernières ressources pour permettre aux ombres venues chercher un peu de repos entre ses racines noueuses, de faire un rêve collectif. Le rêve est presque le même dans cette vaste région située entre la Palestine et l'Afghanistan, dans ces villages perdus, brûlés tour à tour par le soleil et le napalm, qui ne sont visités que par des drones agressifs et aveugles qui prennent souvent les vessies pour des lanternes, ou par des illuminés qui croient atteindre le Paradis en trucidant le plus grand nombre des damnés de la terre. Un jour, le rêve longtemps contenu par la peur de l'inconnu, éclot: c'est souvent une nouvelle qui est arrivée par téléphone arabe. On raconte que le cousin Kassim qui est allé chercher refuge dans ce lointain pays où règnent le froid et la brume, vit comme un citoyen ordinaire: il est libre de penser ce qu'il veut, il travaille, au noir bien entendu et s'est même payé le luxe de se marier avec une fille de même religion que lui et qui a connu une courte période de clandestinité. Maintenant, le cousin Kassim envoie des mandats à ses parents et on dit qu'il est prêt à aider tous ses anciens camarades... C'est le même conte qui berce les rêveurs au pied du baobab. Mais ce conte omet de narrer toutes les embûches et tous les dangers qui attendent les candidats au voyage: sacrifice de toutes les économies pour affronter les aléas du voyage, traversée d'un désert impitoyable qui tiédit tant d'ardeurs, péage de fonctionnaires pointilleux à chaque frontière, travaux pénibles pour payer son écot, puis, une fois déjoués tous les pièges tendus par des escrocs professionnels qui vivent, tels des vampires, de la détresse des autres. C'est la dernière étape qui est la plus périlleuse: embarquement sur des rafiots de fortune dont les armateurs sont des gredins de la pire espèce qui entassent les candidats à l'aller simple et sans visa avec aucune assurance sur l'accostage. Quand le migrant échappe enfin aux dangers de la mer et des garde-côtes des pays frères et qu'il arrive à poser le pied sur le sol bénit des droits de l'homme, il doit se surpasser, pour éviter les polices locales qui filtrent les passages aux frontières et surveillent les routes et les camions à containers, il arrive enfin à la dernière étape du parcours: un centre pour migrants situé dans cette bonne ville de Calais, célèbre pour ses bourgeois aussi bien que par sa police. Mais le centre est trop exigu pour contenir tous les candidats à une vie meilleure dans cette terre promise qu'est le Royaume-Uni: la surpopulation et l'absence d'équipements engendrent les maux qui sévissent aux pays de la soif. Dernièrement, les migrants du centre de Calais qui voulaient un billet pour la brumeuse Angleterre ont atterri en pays de Galles.