Il est des jours où toute colère semble vaine. Où la surdité du milieu ambiant est telle que toute dénonciation paraît stérile. Où les cris de révolte tombent dans l'indifférence générale d'une société qui ne voit rien, n'entend rien et a perdu toute humanité. C'est le cas, aujourd'hui, de la plupart des pays européens et en particulier de la société française, qui accepte passivement que les valeurs fondamentales, liberté, égalité, qu'elle ne cesse de proclamer, soient systématiquement bafouées. Il y a quelques jours, lors d'une séance à l'Assemblée nationale, une députée d'Ecologie les verts intervient à la tribune. Tandis qu'elle parle, des « Cot cot cot codec ! » retentissent dans les tribunes. « Je ne suis pas une poule ! », lance la jeune femme au député hilare, qui continue, « Cot cot codec ! », de l'humilier. Ses voisins s'indignent-ils ? Essaient-ils de le faire taire ? Ou, mieux, l'expulsent-ils de l'Assemblée ? Nullement. Ils rient, ou sourient. Le président de l'Assemblée intervient mollement : « Nous ne sommes pas dans une cour de récréation » et suspend la séance. Sanctionné, le goujat ne percevra que les deux tiers de son indemnité mensuelle. C'est tout : ce n'était qu'un « incident », comme il y en a très souvent à l'Assemblée nationale, l'un des hauts lieux du machisme politique français. Où les femmes sont régulièrement prises à partie, moquées, sifflées, interrompues, où leur tenue fait l'objet de commentaires stupides ou méchants, sans qu'à la tête de l'Etat on n'éprouve le besoin d'une mise au point catégorique, assortie d'une menace qui pourtant devrait aller de soi : tout homme politique manquant de respect à une femme devrait sur le champ être démis de ses fonctions. Et contraint de suivre une psychothérapie pour que, là où gît la bête, un homme prenne forme. Si le sexisme est l'une des tares de la société française, l'indifférence la plus totale au sort des autres peuples en est une autre. Dernièrement, une chaloupe qui transportait plus de 300 migrants a chaviré à quelques mètres des côtes de Lampedusa. Presque tous les passagers sont morts, noyés. La presse, évidemment, l'a déploré, mais aucune voix ne s'est élevée pour dénoncer l'attitude de l'Union européenne, qui met tout en œuvre, depuis des années, pour limiter au maximum l'entrée des Africains et des Maghrébins sur son territoire : interception des rafiots, grilles de 7 à 10 mètres de hauteur, à Ceuta et Melilla, pour contenir l'afflux des clandestins, chasse à ceux qui errent dans les forêts près de Calais et tentent, la nuit, de rejoindre l'Angleterre. En risquant leur vie de la façon la plus folle. Tel ce jeune Congolais qui s'est caché dans un moteur d'avion en partance pour l'Europe: à l'atterrissage, on retrouva quelques restes déchiquetés de son corps. De tous ces morts, l'Union européenne est totalement responsable : son refus d'une politique qui permettrait d'accueillir et d'intégrer progressivement ceux qui, dans leurs pays, meurent de faim, d'épuisement, de maladies, condamne et a déjà condamné à mort des dizaines de milliers d'Africains. Démocratie, droits de l'homme, condamnation du racisme, Cour internationale de justice : des mots, des institutions vides de sens, qui dissimulent de moins en moins la réalité - celle de pays riches, égoïstes et xénophobes pour qui l'humanité s'arrête aux frontières de leur pré carré, au-delà desquelles croupissent des « sous-hommes » qu'on ne prétend même plus, comme au XIXème siècle, vouloir « civiliser ». A l'époque, il est vrai, ces « sauvages » n'émigraient pas, et les Européens, qui s'installaient chez eux sans y avoir été invités, pouvaient se donner bonne conscience : ils venaient les « instruire », les « soigner ». Les temps ont changé : chassés de leurs ex-colonies, ils refusent d'accueillir leurs anciens « protégés ». Que ces « races inférieures », comme les appelait Jules Ferry, restent dans leur misère ou disparaissent au fond des mers, les «races supérieures » s'en moquent. Leurs dirigeants, en tout cas. Quant aux peuples… Sans doute, ici ou là, dans les chaumières, de bonnes âmes se sont émues au spectacle d'embarcations renversées, de cadavres qui flottaient, d'hommes égarés qui cherchaient une femme, un enfant. Seuls à faire preuve d'humanité, les Italiens ont observé une journée de deuil national. Mais les Français, les Allemands, les Belges, les Espagnols, les Hollandais ou les Danois ? Xénophobie, islamophobie, homophobie : une vague de phobies déferle sur l'Europe, les opinions les plus obscurantistes sont devenues majoritaires et les politiques les plus populistes sont actuellement les plus populaires. Comme l'illustre la montée en puissance du Front national, que rejoignent des électeurs de gauche. Beaucoup d'Européens, en Autriche, en Allemagne, en Norvège, s'en remettent, comme les Français, à des leaders fascistes, ou fascisants, pour appliquer un programme ultraréactionnaire : fermeture des frontières, sortie de l'Europe, renvoi des immigrés dans leurs douars d'origine et des femmes dans leur cuisine, primes substantielles pour les mères de quatre, cinq enfants, culte de la nation et de « l'identité nationale », apprentissage, dès le cours préparatoire, de l'hymne national… Fantastique régression ! Les Lumières se sont éteintes. Recroquevillée sur elle-même, pauvre d'humanité, oublieuse des valeurs que ses meilleurs esprits ont cultivées, l' Europe devient chaque jour de plus en plus rétrograde et sinistre.