Sauf surprise, Erdogan devrait même l'emporter dès le premier tour sur ses deux adversaires de l'opposition et obtenir ainsi carte blanche pour continuer à transformer le pays selon son goût islamo-conservateur. La Turquie s'apprêtait hier à faire du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan son premier président élu au suffrage universel direct et à prolonger de cinq ans son règne à la tête du pays, malgré les mises en garde de ses rivaux contre sa dérive autoritaire. Loué pour son charisme comme il est dénoncé pour sa pratique sans partage du pouvoir, M. Erdogan, 60 ans, rejoindrait ainsi le père fondateur de la République moderne et laïque, Mustafa Kemal Atatürk, au palmarès des dirigeants les plus influents du pays. «Je vais voter pour la stabilité, la Turquie a été bien dirigée depuis treize ans», a déclaré, un concierge de 50 ans, en déposant hier matin son bulletin dans l'urne dans le quartier de Yildiz, un bastion laïque d'Ankara. «Je suis là pour qu'Erdogan ne puisse pas être élu», a confié de son côté un stanbouliote de 40 ans, en quittant un isoloir du quartier de Besiktas. «Mais, malheureusement, nous savons déjà qu'il sera président». Au terme d'une campagne qu'il a écrasée de son charisme et de millions d'euros d'affiches et de spots publicitaires, aucun des deux adversaires de M.Erdogan ne semble effectivement en mesure de lui barrer la route du palais de Cankaya. Aux harangues enflammées du chef du gouvernement, le candidat des deux partis de l'opposition social-démocrate et nationaliste, Ekmeleddin Ihsanoglu, un historien de 70 ans qui a dirigé l'Organisation de la coopération islamique (OCI), n'a pu opposer qu'une image de grand-père rassurant mais sans relief. «La campagne a été injuste, disproportionnée mais nous avons confiance dans le bon sens de notre nation», a déploré M. Ihsanoglu en votant à Istanbul. «Nous allons remporter facilement le premier tour», a-t-il même pronostiqué, contre tous les sondages. Les dernières enquêtes d'opinion publiées cette semaine anticipent toutes un triomphe de M. Erdogan, le créditant de 51 à 57% des intentions de vote. Candidat des kurdes, le troisième candidat de ce premier tour, Selahattin Demirtas, un avocat de 41 ans au sourire photogénique, a fait des droits et des libertés sa priorité, avec l'espoir de mordre au-delà de cette communauté de 15 millions d'âmes. «Quels que soient les résultats, nous espérons que la liberté, la démocratie et la fraternité triompheront», a-t-il souhaité en votant à Diyarbakir, la «capitale» kurde du sud-est. Très sûr de lui, M.Erdogan a conclu sa tournée électorale triomphale en appelant ses partisans à «exploser les urnes» pour donner une «claque démocratique» à ses rivaux. Paradoxalement, le triomphe attendu de cet enfant des quartiers modestes d'Istanbul intervient au terme d'une année très difficile. En juin 2013, des millions de Turcs ont dénoncé dans les rues sa dérive autoritaire et islamiste. La sévère répression de cette révolte a sérieusement écorné l'image du régime. L'hiver dernier, c'est un scandale de corruption sans précédent qui a éclaboussé le pouvoir. M. Erdogan a dénoncé un «complot» de son ex-allié islamiste Fethullah Gülen, avant de purger la police et de museler les réseaux sociaux et la justice, au prix d'une nouvelle avalanche de critiques. Mais, même contesté comme jamais, Recep Tayyip Erdogan a remporté haut la main les élections locales de mars et reste très populaire dans un pays qu'il a débarrassé de la tutelle de l'armée et dont la majorité religieuse et conservatrice a largement bénéficié de la forte croissance économique sous son règne. Fort de ce soutien, M.Erdogan, contraint de quitter le poste de Premier ministre aux législatives de 2015, est décidé à conserver les rênes de la Turquie depuis la présidence, pourquoi pas jusqu'en 2023, année du centenaire de la République. Il a déjà prévenu qu'il utiliserait toutes les prérogatives d'une fonction largement honorifique, avant de réformer la Constitution pour «présidentialiser» le régime. Un «fantasme», a dénoncé son rival Ihsanoglu qui, comme les adversaires de l'AKP et de nombreux observateurs dénoncent «le danger de dérive autocratique».