Dans des sinistres pareils l'on prend les chemins en sens inverse. Les Algérois ont commencé par la morgue pour pouvoir espérer que l'un des proches disparus soit encore vivant. L'espoir a des raisons que la mort ignore. Alger n'a pas dormi de toute la nuit. La morgue d'El-Alia continue d'accueillir les centaines de corps. La mort, elle, guette les blessés graves dans les hôpitaux et la détresse semble de plus en plus gagner ces regards des familles toujours à la recherche d'un des leurs disparus sans céder encore à l'abattement. «Avez-vous vu ma fille? Elle était hier sur le chemin de la Faculté, j'ai fouillé les trois cents cercueils ici même, mais elle n'y est pas. Elle doit être en vie, dites?» Personne n'a pu répondre à cette dame en détresse qui a passé la nuit à chercher sa fille étudiante en droit. La morgue d'El-Alia est le dernier endroit qu'elle a visité. Il est 11 heures. Il y règne une odeur de mort mêlée à une pluie aux gouttes plus fines que les larmes de ceux qui ont pu déjà identifier leurs proches. Le doute, mêlé à l'angoisse, a atteint son paroxysme. Le reste ce ne sont que des sons. Des ambulances qui font les va-et-vient macabres, des femmes et des hommes atterrés, pleurant leurs morts. C'est intenable! L'on déplore déjà plus de 300 morts rien que sur ce site, et les ambulances débarquant les cadavres affluent sans discontinuer. Les cercueils ne suffisent plus. Malgré les conditions d'accueil très difficiles, l'organisation avec l'aide des citoyens volontaires semble faire son effet. Sous les tentes de fortune, les services de police, de gendarmerie, la Protection civile ainsi que les représentants du ministère de la Justice sont tous sur le pied de guerre. L'essentiel c'est d'enterrer le plus vite et décemment ces centaines de corps qui commencent à envahir l'espace. Aussitôt après que les représentants du procureur de la République eurent délivré le certificat de décès, les agents de l'entreprise des pompes-funèbres donnent à leur tour les autorisations d'inhumer. A ce rythme, la morgue regorge de cadavres. Le site ne pourrait pas en accueillir plus. On murmure qu'il y a plus de disparus que de morts du côté de Bab El-Oued, certains témoins donnent le chiffre de 1.000. La mer continue de restituer, depuis hier soir, les corps à la terre. Les âmes sont meurtries, devant ce spectacle. Les recherches se poursuivent par tous les moyens. Mais tout d'abord, il est nécessaire de faire un tour aux hôpitaux d'Alger, pour évaluer les pertes humaines. Encore une étape aussi pénible que la précédente. Au CHU Mustapha, plusieurs centaines de personnes cherchent encore des proches qui n'ont pas donné signe de vie, depuis hier. Sous le stress accentué par le manque de moyens, les professionnels du corps médical se montrent un peu gênés par le flux important de ces chasseurs d'espoir. «Ils ont sûrement besoin de prise en charge psychologique, mais l'on ne se préoccupe que des cas pathologiques. Il ne faut pas que le nombre de morts, qui est déjà à cinq, augmente». On y dénombre 59 blessés, dont plusieurs dans un état grave. Il est midi, d'autres blessés arrivent. Chacun fait de son mieux. L'hôpital Maillot est le plus proche du lieu le plus touché par la catastrophe. Les cadavres fraîchement repêchés de la mer ou soustraits aux décombres y sont immédiatement déposés, avant de les envoyer à la morgue d'El-Alia. Les conditions de travail sont pénibles, Bab El-Oued s'est transformée en vraie fourmilière. L'«indifférence» n'avait plus de place, car l'on se jette même dans des vagues hautes de plus de 4 mètres pour repêcher un corps flottant ; peut-être encore vivant. «La meilleure des raisons, disait ce jeune secouriste volontaire, c'est de risquer sa vie pour sauver une autre». Ce jeune a fini par être transféré à l'hôpital après que des bouts de ferraille jetés par un navire l'eurent blessé. Pour faciliter les recherches, des listes des personnes hospitalisées au sein de l'hôpital, sont affichées à l'entrée. De longues files d'attente se forment. Les sanglots de mères de familles désespérées se font insistants. Les rescapés accusent Plusieurs familles rescapées sont entassées depuis plus de 36 heures dans différents sites de transit. Elles accusent. Il a fallu attendre toute la nuit pour entendre parler d'un plan Orsec qui ne se déclenchera qu'en début d'après-midi. «On nous a livrés à notre propre sort, dans ce froid, criaient les jeunes hommes. Où sont nos élus?» Sans couvertures ni électricité, ni eau, les cris de gamins taraudés par la faim ne cessent de gagner ce centre de transit. Certaines familles auraient tout cédé aux caprices d'un tumultueux torrent. Certains ont décidé de faire un sit-in près du siège de l'APC et à la daïra. «On attend toujours les aides de l'Etat», a déclaré le président de l'APC de Bab El-Oued. Inutile de fouiner dans des problèmes qui durent depuis des années. L'on a encore du chemin à faire pour trouver des rescapés vivants. On nous a orientés vers le marché de Triolet. Un bruit assourdissant s'entend depuis la côte pour se mêler à celui des vagues. Des milliers de personnes sont sur place pour tenter de sauver ou retirer des personnes englouties par des tonnes de boue. L'état de la route et des habitations indique bien la puissance dévastatrice des précipitations. Plusieurs centaines de véhicules, de cars, de camions sont sous terre ou coincés sous des immeubles emportés par l'eau. Selon les témoignages, la plupart des occupants n'ont pu avoir le temps de fuir pour échapper à la mort. Un dispositif impressionnant de pompiers, de policiers et des troupes de l'ANP sont sur place depuis avant-hier. A défaut de ressortir des corps entiers, l'on tire des membres. Plus bas au marché Nelson, les véhicules entassées l'un sur l'autre ont atteint une hauteur dépassant les trois mètres emportant une école primaire en pleine heure de classe. C'est là où l'on déplore le plus de morts. La majorité des opérations est concentrée là-bas. Faute de pouvoir extraire des corps à la pelle, l'on a cédé la place aux moyens lourds de l'armée, pour pouvoir dégager plus d'espace. La mort c'est quelque chose d'affreux, nous dit encore un jeune: «J'ai vu mon frère mourir entraîné par le torrent juste là, sous ce camion sans pouvoir faire grand-chose. Je n'ai pu être sauvé que par les jeunes qui m'ont tiré avec cette corde que je garde en souvenir.» «J'ai perdu mon frère, conclut-il, mais je retrouve en revanche la solidarité des gens que beaucoup croyaient perdue à jamais.» C'est peut être cela l'espoir.