Ni le terrorisme, qui a essayé d'y transposer la guérilla urbaine, ni les émeutes, étouffées dans la périphérie, n'ont pu mettre en émoi Alger, encore moins créer des tensions sociales parmi sa population. Mais la pluie, les inondations et toutes les conséquences d'une «journée folle» pourraient instaurer une véritable colère séditieuse, si aucune mesure d'apaisement urgente et concrète ne venait tempérer la colère des citoyens angoissés. Bab El-Oued, la zone du sinistre, n'est-elle déjà pas particulièrement sensible aux tensions? Et là, la tension est très grande. L'APC de Bab El-Oued a été complètement transformée en refuge, en l'espace de 24 heures, et des dizaines de familles sinistrées y ont élu domicile. Les bureaux ouverts çà et là, pour enregistrer les doléances des familles, ont été pris d'assaut, dès le matin. De véritables joutes politiques et débats sur la gestion de leur quartier sont improvisés dans la rue. Les élus locaux sont montrés du doigt et leur propre statut de «sous-citoyens», de «presque Algériens», sont formulés avec des phrases qui regorgent d'arguments. La rage de ces gens-là est justifiée par la calamité qui s'est abattue soudainement sur eux, en quelques heures, sans qu'ils aient les moyens de faire face à ses effets. Cette rage est perceptible sur le visage hagard des femmes ou celui hargneux des hommes et le teint blême des enfants. Depuis les hauteurs de Bouzaréah jusqu'au bord de la mer déferlante à Kettani, des gourbis, des bidonvilles, des taudis, des mansardes, des trous à rat aménagés en trous d'hommes et les bas-fonds des quartiers malfamés vous agressent la vue. La violence des précipitations a commencé à charrier, à partir des hauteurs de Bouhammam et Beni Messous, des millions de tonnes de terre arrachant au passage gravats, rocs et arbres ; c'est cette force exceptionnelle des eaux en furie qui a tout saccagé sur son passage. Les gens les plus démunis ont payé de leur vie. Tous les bidonvilles ont été emportés par la crue des oueds en furie, les marchés populaires, aménagés à Triolet et Bab El-Oued ont été écrasés sous des tonnes de boue, des voitures encastrées les unes sur les autres et d'alluvion. Hier encore, on arrachait des corps de la boue gluante et on extirpait des cadavres de la mer déchaînée. Entre Bouzaréah et Bab El-Oued, on bougeait, on hurlait et on s'emportait. C'était la région du 5 octobre 88, de l'ex-FIS, du terrorisme et des «Chnaoua», c'est-à-dire d'une intense activité des forts en gueule qui ne s'est jamais démentie. C'est cette zone d'Alger, sensible à fleur de peau, qui a été touchée de plein fouet par le sinistre. Hier, les gens y enterraient leurs morts et essayaient de trouver les autres dizaines de corps des disparus. On ne sort pas du cercle des disparus. Mais demain, ce sera autre chose. Les citoyens, près de l'APC de Bab El-Oued, l'ont clairement annoncé hier: «On enterre nos morts et puis on en reparlera...». Menace perceptible pour qui sait décoder tous les signaux d'un danger annoncé. Des dizaines de familles ont trouvé aide et assistance auprès des hommes de la Protection civile, de l'armée et des infirmiers, mais non une prise en charge correcte auprès des autorités locales. Une nuit sans manger, dans le froid, à même le sol de la grande salle de l'état civil de l'APC, et aucune promesse de lendemains miséricordieux. Le petit bureau aménagé aux fins de recevoir les demandes des sinistrés en matière de prise en charge, a été qualifié de «poste d'enregistrement» sans effet et sans suite. «Attention, danger!» La formule est lancée. Aux responsables d'en prévenir toutes les conséquences. Tous les signes avant-coureurs, tous les indicateurs sociaux plaident en faveur d'une vaste zone de turbulences. A trois jours du mois de Ramadan. L'image de ces jeunes de Triolet est certainement plus expressive qu'une longue plaidoirie. «Cette fois-ci, on ne va pas nous avoir encore. Nos parents ont été bernés, nous, nous ne nous laisserons pas faire», disaient-ils en extirpant de leurs propres mains la boue de la cave de leur bâtiment, près du marché Triolet.