Dans notre analyse du concept de l'indépendance algérienne tel qu'il a émergé et s'est incarné sur les décombres d'un régime colonial unique en son genre dans l'histoire**, trois repères fondamentaux s'imposent. Ce cheminement était inéluctable. La société algérienne, à travers ses élites et ses intellectuels - au sens gramscien du terme - ployant sous les pesanteurs oppressantes de l'occupation, a tranché la question stratégique qui se posait à elle en s'engageant à fond dans la lutte armée comme seule réponse possible pour mettre fin à la domination coloniale. Il serait cependant inexact de considérer que cette unanimité forgée autour de l'option révolutionnaire et armée concernait aussi le projet de la société à bâtir une fois l'indépendance arrachée. En réalité, le consensus ne concernait que l'inéluctabilité de l'action armée. Sans la foi inébranlable dans cet ultime objectif qu'était l'indépendance, ce consensus aurait volé en éclats. Tous les antagonismes idéologiques et personnels, toutes les divergences de vues relatives au nouveau projet de société à construire, à la nature de l'Etat indépendant et à ses orientations, avaient été gelés en faveur de ce combat. Cette unanimité n'est pas une spécificité algérienne. Elle se retrouve dans toutes les révolutions qui, lorsqu'elles sont confrontées à un ennemi commun, font appel à des formes d'organisation et de commandement qui privilégient le regroupement autour d'un front représentant le plus large éventail possible des forces sociales et politiques. Cette option est préférable à celle de l'encadrement par un simple parti minoritaire, même agissant et efficace ; ceci autant pour des raisons d'opportunité et d'efficacité que par conviction. C'est sous cette forme de représentation, d'organisation et d'action que le Front de libération nationale a conduit l'Algérie à l'indépendance. Mais une fois cet objectif atteint, il était normal que le consensus qui avait présidé à sa réalisation s'effiloche et même vole en éclats, dès lors qu'il s'agissait de définir le contenu, la forme et les orientations fondamentales de l'Etat national indépendant. C'est effectivement ce qui s'est produit. Les divergences portaient autant sur la nature du régime que sur ses choix en politique étrangère. Dans ce contexte, une grave crise institutionnelle, la première dans l'histoire de la jeune République algérienne, éclata lors de la conférence de Tripoli en 1962. Elle opposait l'état-major de l'Armée nationale populaire au Gouvernement provisoire et se conclut par la démission de ce dernier. Lors de cette conférence, deux camps s'affrontèrent : le premier, animé par des révolutionnaires issus du maquis, prônait un socialisme autogestionnaire, le second, représentatif de la bourgeoisie nationale, défendait l'option libérale. La victoire du premier camp donna lieu à l'émergence du premier régime qui gouverna l'Algérie indépendante. Ses options politiques, idéologiques et économiques furent réaffirmées et adoptées par la Conférence et la Charte d'Alger de 1964. Le système du parti unique et le socialisme autogestionnaire furent adoptés par le Front de libération nationale. Mohamed Harbi et Hocine Zahouane, alors membres du bureau politique du FLN, s'affirmèrent comme les défenseurs les plus acharnés de ces options. Tous les partis politiques furent dissous. Des mesures furent également adoptées afin d'étendre l'application du socialisme autogestionnaire de l'agriculture au secteur industriel. Il s'agissait alors d'une initiative visant à mobiliser la classe ouvrière pour mettre en pratique le slogan marxiste : tout le pouvoir aux travailleurs. Mais comment donner le pouvoir à la classe ouvrière sans passer par un parti ouvrier?! Cette initiative fut considérée par les communistes algériens comme démagogique et constitua un sujet de désaccord fondamental avec le nouveau régime. Ce dernier n'en avait cure, puisque l'essentiel pour lui était de donner l'image d'un pouvoir animé par des idées de gauche. C'était en fait un régime mené par la petite bourgeoisie nationale, dont l'idéologie s'inspirait à la fois du socialisme autogestionnaire yougoslave et de certains mots d'ordre trotskistes. Il puisait aussi sa légitimité «révolutionnaire» de sa capacité à mobiliser la paysannerie et par sa réappropriation de la pensée de l'un des théoriciens éminents de la révolution algérienne, le Dr.Franz Fanon. Les conflits et les problèmes Une lecture minutieuse de ce changement (de l'inéluctable unanimité autour de l'appel du 1er Novembre 1954 et des textes adoptés le 20 août 1956 par le congrès de la Soummam à l'unanimité autour de la Charte d'Alger dont nous avions mentionné les repères fondamentaux), montre à quel point il était complexe. Il l'était en effet dans la mesure où il n'a pas été en mesure d'apporter les solutions appropriées aux problèmes politiques posés. Il a par ailleurs tranché en faveur de la mise en place d'un modèle spécifique d'Etat national et de pouvoir politique. Cela étant, il a mis entre parenthèses la complexité et la complication de la réalité sur le terrain, exception faite de la dynamique de la transformation de l'Armée de libération nationale en une Armée nationale et populaire à la fois en tant que bouclier de la révolution et comme force agissante au sein de la société, estimant qu'il a, par le biais de cette opération, dépassé ou résolu la problématique de la lutte naturelle entre l'aile militaire et l'aile politique au sein de la révolution. La décision d'opérer un tel changement concernant des questions politiques aussi essentielles que le choix du modèle d'Etat ou la nature du pouvoir a été accompagnée et suivie d'une vaste campagne d'explication théorique en direction du peuple. Elle tendait, à travers toutes sortes d'arguments théoriques, à expliquer que l'option socialiste à travers le modèle proposé, était inéluctable, l'unique choix possible. C'était, disait-on, un modèle idéal qui répondait aux aspirations et aux préoccupations de la petite bourgeoisie, des paysans et des travailleurs. Car à travers le socialisme autogestionnaire, le pouvoir de ces classes sera consacré et placé au-dessus de tous les pouvoirs. Cela donnerait au régime une légitimité populaire pour exercer la démocratie populaire directe. Tout ceci équivaut, en fait, à une forme de populisme appuyé sur un consensus national. L'indépendance nationale est ainsi devenue un terrain d'expérimentation fertile pour l'édification de l'Etat autogéré qui a tranché la question de la participation du peuple considéré comme la référence et la source de la légitimité. Elle a servi par la même occasion comme référence, comme méthodologie et comme style pour régler le problème des relations entre l'aile militaire et l'aile politique au sein de la révolution. L'échec de cette approche et de cette manière d'édifier l'Etat national, n'était pas à écarter. Les antagonismes, les conflits et les problèmes qui ont été générés et qui ont accompagné le cheminement de la révolution étaient trop sérieux, trop graves et trop profonds pour être surmontés avec un tel simplisme et une telle désinvolture. Ajoutons à cela que cette orientation a été caractérisée par une pensée dont les caractéristiques fondamentaux étaient le dépassement de la réalité de la société et des groupes qui l'influencent et dont les plus grands objectifs étaient de neutraliser l'armée et de l'écarter des centres de décision. Et le plus déplorable en cela c'est que de grands noms parmi la direction de la révolution se sont abstenus de ce choix et se sont même opposés à lui, à l'instar de Mohamed Boudiaf, Abdelhafidh Boussouf, Hocine Aït Ahmed, Krim Belkacem, Kaïd Ahmed, Ferhat Abbas, Chaâbani, Benyoussef Benkhedda, Khider, Bachir Ibrahimi et tant d'autres... Divergences L'opposition à l'origine de ce clivage, considéré par les historiens comme très profond, représentait en elle-même une unanimité opposée à celle érigée par le congrès de la Charte d'Alger, comme nous l'avions mentionné auparavant. S'il n'y avait pas l'agression marocaine contre l'Algérie dans les mêmes années (1963-1964), ce clivage aurait eu d'autres conséquences, bien que cette contre-unanimité englobait des courants politiques différents ( libéraux, communistes , socialistes et nationalistes). En examinant de près ce long processus, on est amené à conclure que si les Algériens, dans la diversité de leurs appartenances idéologiques et politiques, s'étaient montrés unanimement attachés aux principes fondateurs du 1er Novembre et à leur indépendance nationale, acceptant de mettre en sourdine leurs antagonismes lorsque les impératifs sacrés de l'indépendance et de la libération l'exigeaient, ils ont par contre étalé leurs divergences sur la place publique, parfois de manière violente allant jusqu'à l'entêtement, dès lors qu'il s'agissait de choisir le système de gouvernement, la nature du pouvoir et le principe de la participation populaire. Ces divergences acerbes, qui sont passées par des périodes de calme et de relâchement, sont remontées à la surface pour éclater de temps à autre sous forme de crise parfois déclarée, parfois sous-jacente et parfois encore sous-jacente et déclarée à la fois. Quant à l'autre conclusion, à savoir celle relative à la lutte autour du modèle de pouvoir, elle est liée de manière fondamentale au produit historique accumulé par le mouvement de libération nationale lui-même intimement lié à la question de la justice sociale, la justice du gouvernant et à l'équité de la loi. Les Algériens, dans les différentes étapes de l'édification de leur Etat national, ont fait des efforts extraordinairement enrichissants pour donner un contenu convenable à cet Etat. A chaque échec ils sont profondément touchés et s'interrogent sur les meilleurs choix pour que l'Etat soit l'expression du droit, de la justice, le garant de la loi dans toute sa rigueur et son équité. Fidèle à cette aspiration, l'Algérie n'a cessé, au cours de ses quarante-deux ans d'indépendance, de construire, et parfois de refonder pour mieux reconstruire, guidée en cela par ses réussites ou instruite par ses échecs. Pour cela, nous pouvons dire que la compréhension des Algériens de la réalité de l'indépendance, même si elle a revêtu parfois un caractère nationaliste, ou a connu parfois encore une sorte d'improvisation ou de lenteur dans le processus d'édification, n'en porte pas moins dans ses entrailles une dynamique de fondation d'un avenir lié organiquement à l'édification d'un Etat national qui passe actuellement par une étape de libération du chauvinisme idéologique, de la pensée unique et linéaire, ainsi que de l'extrémisme religieux fondamentaliste et ce qu'il a entraîné comme catastrophes pour le peuple et la nation en brisant la trajectoire historique de l'édification nationale. En considérant la signification de cette compréhension de la réalité de l'indépendance, force est de constater que les questions structurelles liées à l'ancrage du modèle démocratique dans l'édification de l'Etat demeurent la base. Maintenant, après quarante-deux ans d'indépendance, et après tous les échecs et les succès vécus que nous allons analyser dans d'autres études, nous pouvons affirmer fortement que les Algériens, en adoptant le choix démocratique et ce qu'ils ont acquis dans ce domaine, ont frappé à la bonne porte. Ils ont ainsi choisi la bonne voie pour l'édification de leur Etat national. Cette option démocratique ouvrira, à son tour, la voie vers la recherche méthodologique des solutions à apporter aux problèmes en souffrance. Toute approche destinée à élucider les problèmes de l'après-indépendance qu'affronte le peuple algérien, qui ne s'inscrirait pas dans cette logique est une faute contre l'Algérie. (Fin) * Président et Directeur général du Groupe Presse & Communication. ** Cette étude fait partie d'un ouvrage à paraître en novembre prochain sur la problématique de la révolution et de l'Etat dans l'Algérie indépendante.