Dans notre analyse du concept de l'indépendance algérienne tel qu'il a émergé et s'est incarné sur les décombres d'un régime colonial unique en son genre dans l'histoire**, trois repères fondamentaux s'imposent. Le premier repère concerne la manière par laquelle l'indépendance nationale a été conquise. Car il s'agit en réalité d'une indépendance qui n'a pas été octroyée comme ce fut le cas dans le reste des colonies, mais arrachée au prix d'une lutte acharnée et coûteuse. Ce combat pour la libération a été la résultante de conflits internes et de confrontations idéologiques qui ont porté tant sur le contenu que sur les formes de l'action, entre les diverses factions qui avaient été à l'origine du déclenchement de la révolution du 1er Novembre 1954. Le deuxième repère s'inscrit dans la logique de l'édification de l'Etat national et souverain. Il explique la priorité absolue accordée par tous les combattants pour l'indépendance à la libération du joug colonial et à l'affermissement de la souveraineté nationale et populaire. Bien sûr cette priorité a gelé et marginalisé pendant plus d'un quart de siècle (de 1962 à 1988) les contradictions politiques, idéologiques, doctrinales et méthodologiques qui avaient sous-tendu le déclenchement de la guerre de libération, sans toutefois les occulter totalement. Il a fallu l'explosion d'octobre1988 qui, en ouvrant une brèche dans un régime fondé sur le parti unique, le centralisme démocratique et l'Etat jacobin, pour que resurgissent ces antagonismes qui ont alors éclaté au grand jour. Le troisième repèremet en relief, pour mieux la récuser, la thèse qui affirmait abruptement et sans nuance, que l'indépendance était la solution magique à tous les problèmes dont souffrait l'Algérie. Or, il ne s'agit en fait ni plus ni moins que d'une fuite en avant, face à la réalité et à sa complexité. Car l'indépendance nationale n'était finalement que la première étape d'un long et difficile processus devant mener à l'édification d'un Etat et d'une société aspirant à la justice, à la démocratie, au développement et au progrès. En d'autres termes, il s'agit d'une refondation, d'une nouvelle donne, invitant sans cesse les Algériens et les Algériennes, de quelque niveau qu'ils soient (société, pouvoir, classe politique ou intelligentsia), à établir et développer une relation dialectique avec une réalité complexe. Celle-ci s'effectuerait en étroite relation avec l'édification de l'Etat et l'affirmation de l'identité nationale, lesquels résultent d'un processus historique destiné à accumuler les richesses matérielles et culturelles, à instaurer la démocratie, à édifier un Etat de droit dans un cadre juridique, à satisfaire les droits de l'homme et consolider la liberté d'expression. Autrement dit, il s'agit de réaliser le saut qualitatif que la société est en droit d'exiger de la nation. Deux options C'est cette réalité complexe et imbriquée que nous tenterons, dans les pages qui suivent, de préciser et d'analyser, afin de mieux la comprendre. Pour mener à bien cette tâche et faire la synthèse entre l'indépendance lorsqu'elle n'était encore qu'une idée en projet et l'indépendance qui est désormais une réalité vécue, il nous a semblé primordial d'analyser d'abord les facteurs essentiels qui y ont conduit et qui l'ont accompagnée. Comme nous l'avons mentionné auparavant, les idées portées par le Mouvement national algérien, tout comme ses antagonismes et ses luttes internes, étaient articulés autour d'un débat houleux, franc et sans concession, mais central, à savoir : quelle est la meilleure voie pour se libérer du joug du colonialisme. A un moment crucial de ce débat, les thèses opposées semblaient assez éloignées les unes des autres. Nous pourrions cependant les ramener à deux positions: La première thèse préconisait une solution révolutionnaire radicale afin de mettre fin à la domination coloniale. La seconde thèse suggérait, sous diverses formulations, d'adopter une politique réformiste et progressive pour atteindre le même objectif, l'émancipation de l'hégémonie étrangère. C'est finalement l'option révolutionnaire qui l'a emporté, en particulier grâce à une lecture plus perspicace de la conjoncture et des opportunités historiques en devenir. Ceux qui, par clairvoyance stratégique, avaient opté pour cette voie, auront finalement été, grâce à leur sens de la méthode, de l'organisation et de l'action, les déclencheurs et les fondateurs du long processus qui a conduit à la révolution de libération nationale et à son triomphe. Pour un observateur externe, il est clair que cette option n'a pas été imposée de force. Ce sont les conditions objectives et subjectives, au sens historique des termes, qui l'ont rendue inévitable et en ont fait le seul choix possible. Quelles étaient donc les conditions qui prévalaient en Algérie à la veille du 1er Novembre 1954? Le peuple algérien vivait alors dans la misère. Toute revendication sociale et syndicale destinée à améliorer son niveau de vie, ou à exiger son droit à l'éducation, à l'emploi ou à l'autodétermination était impitoyablement réprimée. Face à cette misère de la population autochtone, prospérait une société coloniale au train de vie provocateur, qui accaparait le pouvoir politique et économique. Cette situation insupportable a poussé la majorité du peuple algérien à soutenir l'option révolutionnaire. Un autre facteur, et non des moindres, avait préparé les esprits à cette solution radicale : c'était le traumatisme national et la profonde blessure provoqués, le 8 mai 1945, par les événements de Sétif, lorsque l'armée coloniale et les milices des colons avaient massacré plusieurs dizaines de milliers d'Algériens. Ce carnage, par sa sauvagerie et son caractère disproportionné, contre un mouvement de contestation légitime, consacra la rupture définitive entre le peuple algérien et l'ancienne puissance coloniale. Il le convainquit de l'inanité de toute autre voie que celle de la révolution armée. A tout cela s'étaient ajoutés la lassitude et le désespoir du peuple algérien. Déçu par tous les projets réformistes qui s'étaient avérés stériles et sans consistance, il les percevait comme des tentatives de perpétuer le régime colonial en l'enjolivant avec des artifices et des faux semblants. A tel point qu'à la veille de la révolution toutes les initiatives présentées comme «réformatrices» étaient déjà, soit en retard d'un rendez-vous, soit inadaptées au nouveau contexte. A ces conditions déjà énumérées (situation économique désastreuse du peuple algérien, traumatisme national du 8 mai 1945 et échec des projets de réforme), il convient d'ajouter une quatrième, primordiale celle-là, puisqu'il s'agit de la montée en puissance des sentiments de rejet et d'incompréhension, si ce n'est du divorce, non pas seulement entre le peuple algérien et l'Etat colonial, mais plus profondément, entre lui et la société française. C'était en quelque sorte le «choc des identités». Les Algériens, après s'être bercés d'illusions sur les mythes de la coexistence, de la fraternité et de l'égalité avec les Français, avaient désormais conscience qu'un fossé infranchissable, qu'une frontière psychologique et existentielle les séparaient. Ils réalisaient que les traditions, les us et coutumes, le mode de vie, la religion, la culture et tous les éléments constitutifs de ce que les sociologues et les anthropologues définissent comme constitutifs de l'«identité» les séparaient fondamentalement de la société française. La fracture identitaire totale étant intériorisée et intégrée dans la conscience collective et individuelle, l'acheminement vers l'affirmation de l'identité nationale devenait irréversible et son recouvrement s'inscrivait désormais dans les faits. Les conditions internes à l'Algérie étaient donc parfaitement mûres pour que les forces porteuses du projet de libération et d'indépendance passent finalement à l'action. D'autant que cette révolution algérienne en gestation intervenait dans une conjoncture internationale favorable. Les peuples du tiers monde traversaient en effet à cette époque une étape héroïque caractérisée notamment par la montée en puissance des luttes révolutionnaires dans les trois continents tandis que les mouvements de libération nationale marquaient des points et volaient de victoire en victoire. La Chine, en pleine ébullition révolutionnaire, venait de remporter une victoire décisive dans sa guerre contre les forces soutenues par les Etats-Unis. Les peuples d'Indochine étaient en révolte pour recouvrer leur indépendance. Le peuple vietnamien menait un combat héroïque pour la liberté et la réunification de son pays. Les puissances fascistes venaient d'être écrasées permettant ainsi l'émergence d'une Union soviétique et d'un camp socialiste solidaires des luttes de libération des pays colonisés. Les forces vives du monde arabe, traumatisées par la défaite de Palestine, l'état de soumission et la division qui paralysaient cette partie du monde, avaient porté sur l'avant-scène des pouvoirs progressistes et nationalistes, comme en Egypte, où la révolution du 23 juillet 1952 avait triomphé sous la conduite du Mouvement des Officiers Libres dirigé par Gamal Abdel Nasser. Seul l'oncle Ho... Cette euphorie révolutionnaire consécutive aux victoires remportées alors par les mouvements de libération nationale et favorisée par la conjoncture internationale issue de la Seconde Guerre mondiale, ne doit pas cependant dissimuler les profondes divergences qui apparaissaient à l'intérieur du camp qui s'affirmait anti-colonialiste et favorable à l'émancipation et l'indépendance des peuples. L'internationale communiste représentée alors par le Komintern, qui regroupait et coordonnait la stratégie et l'action de tous les partis communistes qui, dans le monde, était acquise aux thèses du Parti communiste de l'Union soviétique, avait une vision étriquée du combat mené par les différents mouvements de libération nationale. Car, si au niveau des partis communistes regroupés au sein du Komintern le principe de la lutte contre le colonialisme était approuvé à l'unanimité, il n'en demeure pas moins que ce soutien s'inscrivait dans le cadre de l'émancipation à l'échelle internationale et dépendait de la victoire du pouvoir de la classe ouvrière au sein des pays colonisateurs. Ce fut d'ailleurs cette attitude, qui était celle du Parti communiste français jusqu'en 1956, année où il finit par rallier l'option révolutionnaire du FLN. Maurice Thorez, secrétaire général du PC français n'avait cessé d'affirmer cette thèse selon laquelle la lutte contre le fascisme sur le plan international et la victoire de la classe ouvrière dans les pays colonisateurs devaient passer avant l'indépendance des colonies. «Si la question décisive du moment, disait-il, est la lutte victorieuse contre le fascisme, l'intérêt des peuples coloniaux est dans leur union avec le peuple de France et non dans une attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme et placer par exemple l'Algérie, la Tunisie, le Maroc sous le joug de Mussolini et de Hitler» Le seul dirigeant communiste à avoir refusé cette logique manichéenne, voire ce chantage (si vous combattez le colonialisme français, vous servez objectivement le fascisme allemand ou japonais !) a été Ho Chi Minh. Il a tenu, au risque de se trouver très minoritaire au sein du Komintern, à déconnecter la question nationale de la question sociale. Il a fait savoir, sans ambages, que les deux questions étaient complémentaires tout en étant distinctes l'une de l'autre. A ce titre, il avait combattu simultanément les envahisseurs japonais et les colonialistes français tout en restant un communiste vietnamien d'abord, un internationaliste ensuite. C'est grâce à cette prise de position qu'il était parvenu à se hisser à la tête du Parti communiste vietnamien, à diriger la guerre de libération du Vietnam et à édifier un Etat national indépendant, tout en conservant l'objectif prioritaire de réunifier le Vietnam. Ho Chih Minh, dans cette démarche, iconoclaste pour le marxisme soviétique orthodoxe, puisait dans l'enseignement théorique d'Antonio Gramsci (1891-1937), l'un des fondateurs du Parti communiste italien. Pour ce dernier en effet, un vrai marxiste ne saurait concevoir l'Etre humain sans prendre en considération la transformation de la nature qu'il opère par son travail. C'est la praxis (l'action dialectique de la théorie et de la pratique) qui fait du marxisme la «catharsis» (purification) qui réalise l'unité entre les contraires que sont le Matérialisme d'avant Marx d'une part et l'Idéalisme d'autre part. Pour Gramsci, la «société civile» est une force dont les communistes doivent tenir compte pour prendre le Pouvoir. Et pour cela ils doivent s'emparer tout d'abord du pouvoir culturel, par le moyen des intellectuels. Sur ce plan, le déclenchement de notre Guerre de libération nationale, en 1954, sous la direction de la petite bourgeoisie, au sens marxiste du terme, et d'une très large frange de la société composée essentiellement de paysans, était le commencement de la mise en pratique de l'option révolutionnaire. Cette action a réussi à entraîner, à leur tour, deux ans plus tard, en 1956, le mouvement ouvrier et les autres courants qui avaient désespéré, soit de l'option réformatrice, soit de la voie plus lointaine qui passerait par le triomphe, à l'échelle planétaire, du pouvoir ouvrier et en une ultime phase, du communisme. (A suivre)