«Le processus est en bonne voie» Sami Badreddine est un journaliste tunisien qui a fait le tour de plusieurs rédactions de son pays dont l'agence Tunis Afrique Presse (TAP). Il a aussi été enseignant à l'Institut de presse et des sciences de l'information. Ce diplômé en master en communication de l'université Laval au Québec, revient sur la situation politique actuelle de son pays. Ce fin spécialiste de la politique nous fait également son analyse de la présidentielle tunisienne qui doit avoir lieu aujourd'hui. Les atouts de chacun des deux candidats sont minutieusement exposés par Sami. Appréciez-plutôt... L'Expression: Quelle est la nouvelle carte politique qui se dessine en Tunisie après les élections législatives et le premier tour de la présidentielle? Sami Badreddine: La nouvelle carte politique tunisienne se démarque par une bipolarisation de la scène politique avec d'un côté, les islamistes à travers la branche tunisienne des Frères musulmans et le mouvement Ennahda (69 sièges) dirigé par Rached Ghannouchi et de l'autre, le mouvement Nidaa Tounès (parti libéral et laïque) qui arrive en tête (89 sièges) et regroupe en son sein diverses personnalités, mais surtout beaucoup d'anciens dirigeants de l'ancien parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique, ex-RCD. Le parti Nidaa Tounès est dirigé par Béji Caïd Essebsi qui a occupé les postes de ministre de la Défense, des Affaires étrangères et de l'Intérieur sous Bourguiba et président du Parlement au début du règne de Ben Ali. La configuration politique qui a résulté des élections du 26 octobre 2014 se démarque par la disparition ou la lamination des partis alliés d'Ennahda, comme Ettakatol qui n'a obtenu aucun siège à ces élections, alors qu'il avait 20 sièges en 2011 et le Congrès pour la République CPR du président provisoire Moncef Marzouki qui n'obtient que 4 sièges en 2014 contre 26 en 2011. La surprise aussi est venue de l'Union patriotique libre (UPL) de Slim Riahi, un milliardaire tunisien à la Berlusconi, actif dans les médias et l'immobilier, président du Club Africain, l'un des principaux clubs de la capitale qui est de facto la troisième force du pays avec 16 sièges. La gauche radicale avec le Front populaire fait une percée aussi lors de ces élections avec 15 sièges. Le pouvoir est donc entre les mains de Nidaa Tounès? Non, pas vraiment! Le bilan est que Nidaa Tounès bien que première n'a pas la majorité de la nouvelle assemblée qui comprend 217 députés. Bref, toute force politique devra faire des coalitions politiques pour gouverner le pays et s'entendre avec la deuxième force du pays, ici le mouvement Ennahda qui aura son mot à dire pour toutes les lois et réformes qui seront entreprises. Dans ce contexte, l'élection présidentielle revêt une importance moindre, du fait que le pouvoir exécutif reste principalement concentré aux mains du chef du gouvernement. Le président dans la nouvelle Constitution a plus un rôle de représentation même si il nomme les ambassadeurs et les principaux chefs militaires, il aussi la possibilité de refuser les lois adoptées par le Parlement, Nidaa Tounès est tout de même la nouvelle grande force politique du pays. N'estimez-vous pas que c'est une deuxième révolution faite par le peuple tunisien en revenant aux valeurs bourguibiennes qui sont celles d'une République laïque? L'arrivée au pouvoir de Nidaa Tounès s'explique surtout par la mauvaise gestion du pays par Ennahda et ses alliés qui manquent d'expérience, en matière de gestion de l'Etat. Nidaa Tounès comprend en son sein beaucoup de cadres et d'anciens dirigeants qui ont l'expérience des affaires de l'Etat. L'enjeu pour le Tunisien moyen est surtout d'améliorer la situation économique et de rétablir la sécurité face au péril terroriste. Pour beaucoup de Tunisiens, Nidaa Tounès est le plus apte à pouvoir le faire. Ce parti se présente comme l'héritier de la pensée bourguibienne marquée par une forme de pragmatisme, mais ne diffère finalement pas beaucoup sur le plan économique et social de ce que propose les islamistes. La principale fracture semble être la place des religieux dans la sphère publique et le projet de société que chaque camp défend. Béji Caïd Essebsi est le grand favori pour devenir le premier président tunisien élu. Quelle est sa force et celle de son parti? Béji Caïd Essebsi est le grand favori pour diverses raisons. Cet homme se démarque par son charisme, mais surtout par sa capacité à réunir autour de lui des compétences reconnues au-delà de son propre parti. Il a une très longue expérience de la gestion des affaires de l'Etat et dispose d'excellents relais à l'international. A titre d'exemple pour le cas algérien, il connaît personnellement le président algérien Bouteflika depuis la guerre d'indépendance période où l'état-major de l'ALN était cantonné en Tunisie. Il travaillera aussi de concert avec Bouteflika dans les années 1970 dans le cadre du mouvement des non-alignés et de la lutte contre l'apartheid, en tant qu'ambassadeur ou ministre des Affaires étrangères. La force aussi est de disposer d'un parti avec de puissants relais dans les grandes organisations de la société civile tunisienne et dans les milieux d'affaires. Et Moncef Marzouki dans tout cela? A contrario, Marzouki ne dispose pas d'une machine électorale comme Essebsi, il est populaire dans les régions du Sud et a le soutien officieux d'une grande majorité de sympathisants d'Ennahda et des mouvances dites «révolutionnaires». Marzouki a fait une campagne plus dynamique que Essebsi en se déplacent dans presque toutes les régions du pays. Bref, même si Béji est favori, beaucoup de pronostics s'attendent à un score serré entre les deux candidats et rien n'est joué d'avance. On vous laisse le soin de conclure La Tunisie aura organisé en moins de trois ans plus de quatre élections démocratiques, le processus semble aller sur la bonne voie et se démarquer des autres pays du printemps arabe qui ont sombré dans le chaos (Libye, Syrie, Yémen). Les dirigeants tunisiens ont démontré qu'ils étaient capables de faire des concessions mutuelles mais aussi d'avoir une alternance politique pacifique. Si l'expérience tunisienne réussit, elle démontrera aussi que l'islam politique peut s'intégrer dans un jeu démocratique et donner une lueur d'espoir dans un Monde arabe marqué par l'intolérance religieuse et l'extrémisme. Caïd essebsi Un vétéran bon pied bon oeil A 88 ans, Béji Caïd Essebsi, le favori de la présidentielle, a servi aussi bien Bourguiba que Ben Ali avant de s'imposer comme le poids lourd de la Tunisie post-révolutionnaire face aux islamistes et leurs alliés. Revenu sur le devant de la scène à la faveur de la révolution qui a renversé le président Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, cet avocat de formation dont le parti Nidaa Tounès a remporté les élections législatives du 26 octobre dernier devant les islamistes d'Ennahda, a été nommé Premier ministre provisoire en février 2011. Il a à son crédit d'avoir mené le pays vers les premières élections libres de son histoire en octobre 2011, remportées par Ennahda. Mais ce ministre de l'Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous le premier président tunisien Habib Bourguiba, puis président du Parlement en 1990-1991 sous Ben Ali, est accusé par son adversaire du second tour, le président sortant Moncef Marzouki, d'être un produit du système déchu cherchant à reproduire l'ancien régime. En 2012, une plainte le citant a aussi été déposée par des représentants d'un mouvement d'opposition à Bourguiba, les Youssefistes, torturés à l'époque où M.Caïd Essebsi était ministre de l'Intérieur. Lui, balaye ces critiques et jure de travailler dans le strict cadre de la Constitution adoptée en janvier et qui limite les prérogatives présidentielles, afin d'éviter un retour à la dictature. «La Constitution nous gouverne tous. L'homme devant vous n'est pas prêt à sortir des prérogatives que la Constitution lui accorde», a-t-il assuré lundi dernier. Ce père de quatre enfants, né dans une famille tunisoise en 1926, se réclame de la pensée de Bourguiba qu'il qualifie de «visionnaire» et «fondateur de l'Etat moderne», et ce bien qu'il ait instauré un régime autoritaire, ne tolérant aucune critique. «Nous voulons un Etat du XXIe siècle, un Etat de progrès. Ce qui nous sépare de ces gens-là, ce sont 14 siècles», aime répéter sous forme de boutade, mais non sans dédain M.Caïd Essebsi. Il se dit néanmoins, prêt à une collaboration de circonstance avec eux après l'élection, admettant qu'Ennahda fait «partie intégrante de la vie politique». Parsemant ses discours de versets du Coran et de vieux proverbes tunisiens, il tient à répéter que les islamistes n'ont pas le monopole de l'islam en Tunisie. Pour la présidentielle, l'ex-Premier ministre s'est fait le chantre du «prestige de l'Etat», ruiné selon lui, par son adversaire, Moncef Marzouki, un militant de gauche parvenu à la présidence grâce à son alliance avec Ennahda. Marzouki L'allié des islamistes Opposant historique devenu président, grâce à une alliance avec les islamistes, Moncef Marzouki se pose en rempart contre le retour de l'ancien régime, mais ses détracteurs l'accusent d'avoir sacrifié ses principes à son ambition. M.Marzouki avait été élu fin 2011 par la Constituante, une consécration pour cet homme de gauche qui a vécu de longues années d'exil en France, loin de la répression du régime de Zine El Abidine Ben Ali. Né le 7 juillet 1945, ce père de deux filles adultes se décrit toujours comme un «enfant du peuple au service du peuple». Loin du faste présidentiel auquel les Tunisiens étaient habitués sous Ben Ali, il refuse symboliquement de porter une cravate, apparaît régulièrement vêtu du traditionnel burnous et a multiplié les bains de foule durant sa campagne. Après la victoire aux législatives du 26 octobre du parti anti-islamiste Nidaa Tounès, qui compte dans ses rangs des proches de l'ancien régime autoritaire de Ben Ali, M.Marzouki n'a cessé de mettre en garde contre les «menaces» pesant selon lui, sur les libertés fondamentales. «Nous ne permettrons pas que la démocratie laisse la place à la tyrannie», a-t-il martelé, appelant à faire barrage au «retour des anciens» et donc de son concurrent Béji Caïd Essebsi. Si ce médecin neurologue formé à Strasbourg est entré à la Présidence, c'est à la faveur d'une alliance de son mouvement, le Congrès pour la République (CPR), et d'un autre parti séculier avec les islamistes d'Ennahda, vainqueurs des élections d'octobre 2011. Le président continue de considérer la «troïka» comme sa plus grande réussite, alors que la quasi-totalité des partis non islamistes dénonce un accord conclu, selon eux, dans l'unique but de satisfaire une ambition présidentielle. Moncef Marzouki a toujours défendu son choix, martelant qu'Ennahda et les forces dites «progressistes» devaient agir de concert pour assurer l'unité du pays, comparant le parti islamiste aux «chrétiens démocrates d'Europe». Sur la scène internationale, le président se pose en VRP de l'expérience démocratique tunisienne. A Bruxelles, à Paris, devant l'ONU, en français, en arabe ou en anglais, il ne cesse de répéter la nécessité de soutenir la Tunisie, afin qu'elle ne bascule pas dans le chaos ou la répression comme les autres pays du Printemps arabe. «Si la Tunisie échoue, vous pouvez dire au revoir à la démocratie dans le Monde arabe pour un siècle», martelait-il en août à Washington. Ces positions lui vaudront d'être classé en 2013 par Time Magazine parmi les 100 personnes les plus influentes au monde.