L'irrévérencieux militant de la cause algérienne J'avais bien entrevu sa silhouette en 1964 quand il accompagnait l'état-major du Centre algérien du cinéma dont il avait lui-même jeté les premières fondations. On le savait malade comme on savait qu'il avait la peau dure comme tous les hommes qui ont fait leur dur apprentissage de la souffrance lors de la lutte contre l'occupant étranger, mais on est toujours surpris par la disparition de celui qu'on croyait indestructible. René Vautier qui ne s'étale pas sur ses faits d'armes dans la Résistance française était plus prolixe quand il s'agissait d'évoquer la chaude camaraderie qui l'unissait à ses frères d'armes. Il serait superflu de rappeler ici les étapes biographiques de ce cinéaste que l'on qualifie superficiellement d'engagé parce qu'il avait pris la consistance de l'acier trempé au contact des résistants communistes français qui formaient l'épine dorsale de la Résistance. Il était plus qu'engagé: il était résistant. Et il l'a été jusqu'à son dernier souffle, accompagnant de son inséparable outil tous ceux qui luttent pour leurs droits à la liberté et à la dignité. J'avais bien entrevu sa silhouette en 1964 quand il accompagnait l'état-major du Centre algérien du cinéma dont il avait lui-même jeté les premières fondations mais je ne l'ai vraiment connu que dans les années 1980 quand il revint dans sa seconde patrie pour relater dans un documentaire édifiant intitulé «Le cinéma des premiers pas», son aventure cinématographique dans ce pays auquel il était très attaché. Ce fut moi qui abordai celui qui se faisait appeler «Le Chaoui de Bretagne». Je lui avais rappelé cette croustillante polémique qui l'opposa en 1974 à un ministre français de la Culture et qui a été relatée dans une revue du cinéma de l'Ufoleis «Cinéma 74». Répondant à une demande de René Vautier sur les besoins d'investissements culturels en Bretagne qui était alors une région sous-développée par rapport au reste du territoire français, le ministre gaulliste ou giscardien eut la malheureuse idée de lui répondre que le gouvernement français ne pouvait investir que dans les industries de transformation et que le cinéma n'en était pas une. Alors, René lui envoya illico un bout de pellicule vierge et un bout de pellicule impressionnée avec la mention: «Si vous ne voyez pas ici une transformation, c'est que vous êtes aveugle ou que vous ne voulez pas voir.» Abane à Vautier: «Oublie l'idéologie marxiste» Ce rappel créa aussitôt un lien de sympathie avec celui qui avait une grande qualité de communicateur. Et ce fut alors, dans la salle de montage exiguë où il recevait des témoins importants de la Révolution (M'hammed Yazid par exemple) qu'il commença à se livrer par petits bouts, d'une manière impressionniste, avec une dose d'humour qui rendait inoubliables ses innombrables anecdotes. Je sus alors que lors d'une halte chez les Touareg, les Reguibate qui lui demandèrent instamment de leur montrer Ben Bella, parce qu'il leur avait fait visionner une séquence d'actualités algériennes, que c'était lui qui avait relancé l'activité du cinéma itinérant qui existait déjà sous l'autorité du Gouvernement général avant 1954. Le discours de Vautier était toujours d'une simplicité déroutante et il ne se mettait jamais en valeur même quand il lui arrivait de relater le suspense qui avait précédé le dynamitage du train présent dans L'Algérie en flammes, documentaire fondateur des Archives filmiques algériennes. Il passait volontiers sur les circonstances de son recrutement par le FLN: Henri Alleg y a suppléé en livrant dans son monumental ouvrage sur la Guerre d' Algérie, le premier contact du cinéaste avec le révolutionnaire clairvoyant et perspicace qu'était Abane Ramdane. Celui-ci lui avait poliment demandé de mettre en sourdine son idéologie marxiste durant son passage au service du FLN et qu'il fallait être là sans aucune ostentation. Vautier lui répliqua avec humour: «Comme un soutien-gorge dans une robe de soirée!». Il raconte sans amertume aucune son passage dans les geôles du FLN à Tunis après l'exécution de Abane Ramdane: il avait pour compagnons de cellule les révolutionnaires accusés de complot, puis jugés, condamnés et exécutés. Il en avait gardé une amitié indéfectible avec les survivants dont Mohamed Chérif Messaâdia. «Durant la grève de la faim que j'avais entamée pour protester contre mon injuste incarcération, j'avais tellement faibli que mes camarades de cellule amenaient une glace devant ma bouche pour voir si je respirais encore. Et Messaâdia de me répéter: 'Mange, Vautier, si tu meurs ainsi tu iras en enfer et alors on n'aura aucune chance de se retrouver dans l'au-delà!''» Le fusil de Belhouchet et la caméra vide de Vautier Il ne critiquait jamais ouvertement les gens qui ne partageaient pas sa manière de voir mais il finissait toujours sur un sourire narquois qui insinuait la naïveté ou le conformisme des gens qu'il décrivait. Il rappellera avec tendresse et à demi-mot sa complicité avec Mouloud Mammeri qu'il vit à l'occasion du visionnage de l'Aube des damnés et de L'Opium et le bâton, réalisés par Ahmed Rachedi. Il riait de lui-même et de ses étourderies comme celle où il avait oublié de charger sa caméra quand Belhouchet descendait avec son fusil-mitrailleur, un «Piper-Club» (un avion mouchard) lors d'un intense accrochage. Le colonel lui rappellera cette anecdote sur son lit d'hôpital avec sa bonhomie habituelle. Il profitera du montage de son documentaire Le cinéma des premiers pas pour faire venir à Alger Roland Bacri, rédacteur humoristique du Canard enchaîné pour une émission sur le rôle des commerçants juifs Bacri et Busnach, dans le contentieux financier entre l'Algérie et la France. Après un déjeuner bien arrosé, les deux compères se lancèrent dans un échange homérique improvisé sur l'interprétation de l'Histoire avec de tordantes pointes d'humour. La dernière fois que je fus en contact avec René, ce fut lors du tournage de son dernier documentaire en Algérie (en 96 ou en 97): comme j'étais devenu par la force des choses, un détenteur d'une partie de la mémoire, il me demanda le titre exact du film réalisé par les services de l'armée sur l'expérience atomique française. Je lui répondis: Reggane à l'heure «H». Je lui avais ajouté de ne pas partir dans le Sud par route à cause des faux barrages. Il me répondit en riant qu'on n'apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces. J'attends toujours avec impatience le documentaire entamé par Mourad Laffitte et qui nous fera revivre un instant le père du cinéma algérien.