De trop nombreux lecteurs nous interpellent, dans ce contexte de guere contre le terrorisme islamiste, sur l'exclusion de tout autre forme de violence ou de crime. La liste des 27 organisations ciblées par la Maison-Blanche sont toutes d'obédience islamiste. Ni les cartels de la drogue, qui font tant de ravages dans les jeunesses américaine et européenne, ni la mafia japonaise, ni celle, d'apparition plus récente, des pays de l'Est, qui trafique avec les armes nucléaires, chimiques et bactériologiques de l'ex-Union soviétique, y compris l'anthrax, ne sont visés. Cela revient à dire que l'islamisme est en soi l'ennemi. Et le seul. Mais avant d'aller plus avant, il est nécessaire de rappeler certaines données de l'histoire immédiate, pour mieux appréhender le phénomène que nous vivons. Dans la sphère géostratégique de l'Occident qui inclu l'Afrique du Nord, le Proche et Moyen-Orient, les luttes doctrinale et idéologique de ces trois derniers siècles ont eu lieu entre un capitalisme naissant et un communisme balbutiant, dominés, jusqu'à Marx, par l'empirisme des approches. Le capitalisme s'est organisé autour du concept de profit, légiférant à partir des valeurs d'une chrétienté et d'un catholicisme tombés en désuétude. Il s'est retrouvé être «non pas une chose, mais un rapport de production». De ce fait, il se condamne à ne survivre que dans un mouvement pemanent d'expansion. D'où le vaste mouvement de colonisation de l'Afrique et de l'Asie par les pays d'Europe. La mondialisation, vue par les USA et l'UE, n'est que la version post-moderne de cette expansion spatio-temporelle. Mais qu'est-ce que l'islamisme? Comme son nom ne l'indique pas, c'est un ensemble de conceptions qui ne sont issues ni du Coran ni de la sunna, mais mises au point par des exégètes en général proches d'un pouvoir ou d'un courant d'opposition politique au pouvoir du moment. Le dernier des grands exégètes sera Abou Hamed El Ghazali, mutakallim tardif, philosophe honteux et soufi repenti, auteur de Revivification des sciences de la religion, et dont Saint-Thomas d'Aquin exploitera sans vergogne Tahafut El Falasifa pour démolir, aux yeux de l'université latine naissante, Ibnu Rushd, «ce commentateur qui a failli nous faire croire que l'univers était incréé», allusion à la réponse d'Ibnu Rushd à El Ghazali, dans Tahafut Ettahafut. Les mourabitoune constiuent, à ce titre, la meilleure illustration de cette définition de l'islamisme: le mouvement, né à Sijjilmassa, sera mené dans deux directions : vers le Maghreb et l'Afrique subsaharienne, détruisant l'empire du Ghana, repoussant ainsi les tribus ashanti vers le Sud, vers ce qui s'appellera plus tard La Côte d'Or, puis le Ghana moderne de N'krumah. Le Maghreb sera conquis par un jeune général ambitieux qui, au nom de l'islam, et en réaction aux exactions des pouvoirs en place, fondera un système théocratique d'obédience malékite d'un rigorisme unique dans le monde sunnite. Ibn Tachfin, fondateur de la dynastie Almoravide (El Mourabitoune), laissera, dans la société maghrébine, des traces encore vivaces de nos jours, à travers le culte des «saints marabouts» et de leurs nombreux mausolées. A partir de là, l'islamisme est-il étranger à l'islam? «Non, répond Dariush Sahyegan. L'islamisme n'est que l'instrumentalisation de l'Islam en tant que militantisme révolutionnaire.» L'auteur du Regard mutilé, traité magistral sur le déchirement identitaire d'un musulman chi'ite, iranien, philosophe, et opposant au pouvoir des mollahs, plaide «la différence», au sens de Derrida, pour expliquer «la panne de la pensée musulmane». Pour sa part, Malek Chebel, anthropologue et auteur d'une préface du Coran d'Edouard Montet, estime que «l'islamisme est l'asservissement de Dieu à des fins politiques.» Dans l'imaginaire arabo-musulman, M.Chebel rejoint l'impensé en Islam de Med Arkoun pour dénoncer «la frilosité autocensurante des intellectuels de lIslam, devant les grandes questions qui interpellent leurs sociétés». Pourtant, des hommes courageux, souvent déracinés, osent un discours salvateur, mais malheureusement, produit dans la langue de l'Autre: Abdelwahab Meddeb, en Tunisie, produit un soufisme onirique, plongeant au fond de la tradition pour en revenir avec des joyaux de sens nouveaux et familiers, extraits de la culture musulmane considérée à la lumière acérée du troisième millénaire. Jusqu'à Malek Benabi, précurseur du discours dit de Jaz'ara (Islamisme spécifique et nationaliste algérien), qui ne se soit exprimé en français. Au Maroc, El Mehdi El Manjara, enseignant à l'université de Casablanca, fait émerger à chacune de ses interventions, des flots de dires qui, s'ils procèdent de la pensée rationaliste, le doivent beaucoup plus à Ibnu Rush, qu'à Saint-Thomas d'Aquin. Et puis, il y a Souheib Bencheikh, l'imam iconoclaste de Marseille, pour qui «aucune génération n'a le droit de faire de l'exégèse pour les autres générations». Ainsi se dégage un courant de pensée rénovateur, exigeant d'un nouveau fiqh, qui ferait plus appel aux physiciens, aux généticiens et autres sciences humaines qu'à des docteurs de la foi, pour la plupart enfermés dans le confort d'un taqlid de rentiers. Faut-il alors liquider l'islamisme?