«La conscience et l'intelligence humaines» seraient-elles insuffisantes pour faire de l'homme civilisé, un homme de paix? C'est en proposant ce subtil et préalable questionnement, en quelque sorte primordial, à son lecteur que Mohand Tazerout expose sa claire et philosophique pensée dans son livre intitulé Histoire politique de l'Afrique du Nord (*), préfacé excellemment et longuement par Sadek Sellam, historien islamologue. Nous y relevons cette note: «Au moment où il rédigeait cette Histoire politique de l'Afrique du Nord, ce partisan de l'unité maghrébine a choisi de s'installer au Maroc où il aurait été conseiller au Palais royal.» Toutefois, par ailleurs, et peu avant sa mort à Tanger en 1973, «Il a annoncé qu'il achevait une traduction du Coran en français [... et] recommanda de «ne pas rougir d'être musulman»». La qualité de l'homme de culture Je suis sûr que nos fidèles lecteurs du Temps de lire connaissent Mohand Tazerout (1893-1973). Son ouvrage Manifeste contre le racisme (achevé en 1960, édité par Subervie, Rodez, France, 1963) a été présenté avec en sous-titre «Un brillant penseur algérien injustement oublié» dans L'Expression du mercredi 15 mai 2003, p. 21. Dans le même article, j'ai rappelé que j'en avais fait une note de lecture... quarante ans auparavant, dans la rubrique «Lettres-Arts-Sciences» du PEUPLE HEBDO du dimanche 8 décembre 1963, p. 4. Je vais me répéter ici. Mohand Tazerout! À part, quelques chercheurs universitaires naturellement passionnés de culture et d'histoire de leur pays, - qui le connaît? On pourrait disserter longuement et, pris d'indignation irraisonnée, considérer comme méchanceté sublime l'illustration - hélas! parfaite - de l'intention radicale d'une certaine «gendelettrerie» actuelle d'ignorer - par incompétence, par jalousie, par mépris,... par quoi d'autre encore? - la qualité d'homme de culture de quelques-uns de nos intellectuels disparus. Il en va de même, en général, pour notre littérature qui est sous le coude des «universitaires spécialisés» hors de notre territoire national et de leurs affidés qui leur servent d'alibi à leurs critiques de grands maîtres de la Littérature Algérienne d'expression française. Ah! qui ne peut aujourd'hui imaginer l'ami Jean Sénac (qui lui a fait connaître Mohand Tazerout à son éditeur Subervie de Rodez et l'a fait adhérer à l'Union des Ecrivains Algériens) se retournant dans son tout dernier «refuge» contre les jugements blasphématoires de ceux qui, déjà à l'indépendance, ont tenté de faire de la littérature algérienne de «graphie française», leur chasse gardée? Et l'on a encore constaté récemment à la suite de la disparition d'Assia Djebar, la grande Dame écrivain, membre de la toute Première Union des Ecrivains Algériens (28 octobre 1963), combien il y a eu de volontaires - pas mal «candides» - ici et là, «pour parler d'elle». Du coup, ils se sont aperçus qu'ils l'auraient connue, qu'ils auraient lu toute son oeuvre et ils font queue devant les médias pour déclamer son éloge... funèbre. Quand elle était en vie, presque personne ne s'était découvert une autorité intellectuelle, pas même la noblesse du propriétaire de palmiers dattiers pour lui offrir, selon la belle générosité du paysan algérien, au moins une datte, car après sa mort à quoi lui servirait tout un régime? Elle était célèbre ailleurs, et l'amour de sa patrie - elle est née en Algérie - renaissait, vivait et s'élevait à la hauteur de l'universel, partout où la liberté de la juste expression a droit de cité. Elle était célèbre et elle aimait sa vraie patrie, la seule, située du côté du majestueux mont Chenoua. Comment parler d'elle quand on l'a méconnue, ignorée, négligée dans son propre pays? Oui, oui, il fallait tout de même en parler, sauver la face... Dans le Candide de Voltaire, on lit cette fulgurante remarque: «Les sots admirent tout dans un auteur estimé.» C'est une vérité qui n'est peut-être pas bonne à dire. Mais c'est une vérité qui ressemble aux «histoires» de Djeha, l'Algérien pince-sans-rire, de tous les temps, et dans sa façon de plaisanter. Les problèmes de la décolonisation Quant aux vivants, du moins les créateurs d'oeuvres culturelles, tous les artistes, à l'âme inaltérable, ils ont tôt appris à ne s'attendre à aucune reconnaissance, et d'autant qu'on les laisserait sciemment se consoler en pensant à la généreuse expression populaire qui est à consommer comme un baume miraculeux et qui est la suivante: «El hayy razqou hayy! L'être vivant a sa fortune devant lui!» C'est, parmi d'autres cas, quelque peu celui aussi de l'auteur du Manifeste contre le racisme et de Histoire politique de l'Afrique du Nord. Mohand Tazerout a subi des réserves douteuses d'une part, de J. Sauvaget qui, selon J. Déjeux, a estimé ́ ́mauvaise ́ ́ sa traduction de l'Histoire des peuples islamiques de C. Brokelmann, éd. Payot, Paris,1949, d'autre part, du même J. Déjeux qui a jugé, lui, que ses ouvrages «tiennent beaucoup du discours d'idées: réflexion d'ordre philosophique sur les civilisations et les cultures, les religions et les idéologies (Dictionnaires des auteurs maghrébins de langue française, éd. Karthala, 1984, pp. 201-202)». Cela sans parler de pas mal de partis pris, scandaleusement échafaudés par des auteurs de la colonisation, s'intitulant Maîtres en la matière! Aujourd'hui, lire Histoire politique de l'Afrique du Nord, c'est découvrir ou redécouvrir le penseur algérien. Voici sous la formule passim, des éléments biographiques de Mohand Tazerout: après des études primaires dans son village natal (Tazerout, près d'Azazga) et un enseignement de la langue arabe et du Coran, reçu de son père, puis dans deux écoles françaises de la Casbah, il est admis au «Cours normal» réservé aux indigènes près l'Ecole normale d'instituteurs d'Alger-Bouzaréah. En 1912, il est instituteur à Theniet-El Had. Peu enclin à se soumettre au système colonial, il s'exile «pour études» au Caire où il fréquente la célèbre université d'El Azhar. L'année 1913 lui ouvre les chemins difficiles mais enthousiasmants des voyages et des découvertes (langue, société, histoire, culture, civilisation,...): il est en Iran, en Russie, en Chine, puis il retourne en Europe: Allemagne, Italie, Espagne, puis l'Afrique: Maroc, Mali, Algérie. Il est, en pleine «Guerre 14-18», mobilisé en 1917 en France. Blessé en Belgique, il est fait prisonnier en Allemagne. À la fin de la guerre, il reprend ses études à Strasbourg, puis à Poitiers. Il obtient une licence de langue allemande. Riche de sa vaste culture, il lit aisément dans le texte original les grands penseurs d'Occident, du Proche et de l'Extrême-Orient et du monde arabe. Il a traduit plusieurs de leurs oeuvres en langue française. Il a enseigné en province à la fois à Nantes et la Roche-sur-Yon. En 1953, il rentre en Algérie, séjourne à Laghouat, Ghardaïa, Biskra. Ensuite, il se rend à Tunis et à Tanger où il meurt, en 1973. Il laisse de nombreux ouvrages aux titres révélateurs de la profondeur de sa pensée multiple et cohérente: littéraire, philosophique, religieuse (prédominance de l'Ijtihâd), politique, scientifique,... totalement humaine (concrétisée surtout dans son essai Histoire politique de l'Afrique du Nord, paru chez Subervie, pour des raisons compréhensibles, seulement en 1961) et qui lui a valu la consécration de lauréat de l'Institut de France. Dans son «Avant-propos» à Histoire politique de l'Afrique du Nord (1ère édition, Subervie, Rodez, France, 1961), Mohand Tazerout indique: «Ce livre conduira le lecteur jusqu'après le référendum gaulliste du 8 janvier 1961. On y trouvera ce qu'il faut savoir pour juger valablement, en intelligence et en conscience, sur le refus catégorique des Nord-Africains d'une colonisation étrangère d'où qu'elle vienne. Il ne suffit pas de dénier à ce peuple martyr le droit à la liberté de disposer de lui-même, sous prétexte qu'il ne constitue pas encore une nation. L'accusation, si elle est bien comprise apparaîtra négative, mensongère et injuste.» L'ouvrage comprend trois parties: 1- L'Afrique du Nord avant l'Islam. 2- L'Afrique du Nord et l'Islam. 3- La colonisation de l'Afrique du Nord et sa libération. L'épilogue écrit en janvier 1961 annonce: «L'honneur algérien et l'honneur français exigent impérieusement: «- Soit l'extermination totale de l'un ou de l'autre belligérant. - Soit la rencontre immédiate des deux gouvernements, pour discuter d'égal à égal sur les conditions de cessez-le-feu et l'organisation simultanée de l'autodétermination par la décolonisation.[...] À bon entendeur salut!» Dans cet ouvrage aussi éclate magnifiquement l'érudition de Mohand Tazerout. (*) Histoire politique de l'Afrique du Nord de Mohand Tazerout, Editions Alem el Afkar, Alger, 2012, 190 pages.