Cette guerre de Libération nationale qui a abouti à la décolonisation devint aussitôt un modèle en Afrique, en Asie et en Amérique latine. «A vous qui êtes appelés à nous juger...» C'est par cette phrase, pleine de significations et de symboles, que la proclamation du 1er Novembre 1954 s'adressa au peuple algérien et aux militants de la cause nationale sur le bien-fondé du déclenchement de la Révolution. Le sentiment de l'urgence de passer à l'action découle de la conscience patriotique et de l'attachement aux valeurs universelles dont la dignité et les droits de l'homme ne sont pas des moindres. Que d'insurrections populaires ont eu lieu depuis la résistance, contre le système de l'injustice et de la terreur coloniale, d'un guerrier affilié à la Zaouia Quadiria, l'Emir Abdelkader. La continuité de l'action résistante reflète si bien cette logique d'une nation fière de son passé plusieurs fois millénaire et fonde et explique l'aboutissement à une éclatante révolution populaire. Plus qu'un élan contestataire, la révolution fut l'acte de tout un peuple qui se souleva sous la direction d'une élite militante farouchement attachée à la légitime cause du combat révolutionnaire jusqu'à l'arrachement de l'indépendance nationale. Cette guerre de Libération nationale qui a abouti à la décolonisation devint aussitôt un modèle en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Le 1er Novembre 1954 consacra le début de la fin d'une présence coloniale et va ainsi aboutir à la renaissance de l'Etat moderne dans tous ses aspects. Le vent de la libération traversa l'ensemble du territoire, du Nord, au Sud, de l'Est à l'Ouest. La révolution algérienne n'est pourtant ni la révolution française jacobine ni celle bolchévique. Elle est à l'image de la grandeur d'un peuple et, née de la profonde conviction des militants, ne glorifie point le culte de la personnalité comme ce fut le cas ailleurs. L'imaginaire national revisite la période 1954-1962, mais écrire l'histoire de la Révolution nécessite des matériaux que sont les archives et les témoignages des acteurs qui ont la source de légitimation de la vérité historique. Le cinquantenaire de la révolution intervient dans une étape nouvelle et importante pour notre pays, celle de la réconciliation nationale. Cinquante ans après, quel regard ont donc les nouvelles générations sur cette grandiose révolution qui reste toujours un modèle de décolonisation du XXe siècle? Est-elle perçue comme l'événement le plus marquant de notre histoire de libération nationale? Pour certains, c'est une révolution, pour d'autres c'est une guerre de libération et même les historiens se trouvent partagés quant à la définition des concepts. Une guerre suppose que l'Algérie était un Etat et qu'elle déclarait la guerre à un pays étranger dans les mêmes conditions institutionnelles de droit international de la notion d'un Etat avec son territoire, son armée régulière, sa diplomatie et l'ensemble de ses institutions dans une option unitaire du territoire. Une révolution est, par contre, l'essence même d'une organisation populaire sous la conduite d'un mouvement de libération nationale qui a pour mission de mener, à la manière d'une guérilla, le combat pour l'indépendance du pays. Cela suppose une organisation militaire non de type classique mais une résistance anticoloniale par tous les moyens de lutte. Or, au lendemain de la conquête française, il y avait l'Emir Abdelkader avec son territoire, son armée, son Etat à l'ouest et Hadj Ahmed Bey dans le beylicat de l'Est avec son armée et son organisation beylicale, qui ont mené alternativement la bataille contre les Français. Depuis, l'Algérie était une colonie de peuplement et non un protectorat comme ce fut le cas de la Tunisie et du Maroc par exemple. Guerre ou révolution, nous laissons ce débat de côté. Les hommes d'histoire et les chercheurs s'en occupent si bien. Novembre 1954 à juillet 1962, telle fut la période de lutte d'un peuple décidé à recouvrer sa liberté et son indépendance. Une période qui vit la chute d'une République et où plus de deux millions de soldats français, sans compter ceux de l'Otan, se sont succédé en Algérie pour y faire une guerre dont le lourd tribut de un million et demi de chouhada a été payé par le peuple algérien. Par ailleurs, en France, et jusqu'à ce jour, comme le fait remarquer Benjamin Stora, la guerre de Libération nationale algérienne continue de structurer en profondeur la culture politique française contemporaine. Le peuple algérien a incontestablement mené une révolution qui restera inscrite en lettres d'or dans les pages de l'histoire contemporaine de l'humanité. Le peuple unanime derrière le FLN, et appuyant l'ALN, est sorti victorieux devant la plus importante force militaire que fut la France et ses alliés. Que d'atrocités vécues par notre peuple. Aujourd'hui, la France officielle reconnaît enfin la réalité de la guerre qu'elle a menée dans notre pays ainsi que les exécutions sommaires et tortures endurées par notre peuple. Drames et déchirements ressurgissent épisodiquement dans notre mémoire meurtrie et la guerre de Libération nationale nous livre chaque jour des problèmes non encore réglés des deux rives de la Méditerranée. Se pose alors la question de savoir comment assurer cette histoire pour la transmettre aux générations avec le maximum d'authenticité et donc de vérités historiques. Nommer la guerre, revenait à reconnaître une existence séparée de l'Algérie. Aussi, pour la France, la question algérienne a toujours été conçue comme une affaire intérieure, ce qui fausse, au départ, toute approche. L'attachement des Algériens à leur patrie et leur disposition inconditionnelle à la défendre, les armes à la main, obligea les Français à revenir sur leur fausse conception de la réalité. Jacques Soustelle, en annonçant à son arrivée, en tant que nouveau gouverneur d'Alger, qu'un «choix avait été fait par la France: ce choix s'appelle l'intégration», souligna le changement important imposé aux responsables français sur un champ de guerre qui s'étendait à l'ensemble du territoire national. Du projet d'assimilation on passait à celui d'intégration, mais trop épris de leur liberté, les Algériens repoussaient toutes les offres car un seul objectif comptait : libérer le pays du joug colonial. Conscient de la progression des événements, Michel Debré expliquait en 1956, avec passion, les enjeux et soutenait que «le destin de la France sera scellé d'une manière décisive en Algérie». La révolution de Novembre 54 est devenue un modèle marquant, certes par son organisation, sa discipline et son efficacité, mais elle l'est devenue aussi par les limites sans cesse repoussées du sacrifice dont nos compatriotes ont fait preuve. La foi et la hargne des Algériens ont laissé beaucoup de traces. On ne peut étouffer les causes justes Toutes les guerres sont sales. D'autres le deviennent encore plus parce que, quelque part, des noms de criminels notoires, de bourreaux incontestés ou de monstres reconnus leur sont associés. Aussaresses, Bigeard, Le Pen...et beaucoup d'autres encore, avaient ajouté à la salissure de la guerre celle du mépris, de la haine et de la non-considération de l'être humain. Pour la seule ferme Ameziane de Constantine, de 1957 à février 1961, plus de 108.175 personnes avaient subi la torture, soit plus de 500 torturés par semaine, une véritable usine à torture (1). Certains ont certes fini, au crépuscule d'une vie trempée de sang, par reconnaître leurs forfaits inavouables (2), d'autres continuent à nier, et d'autres enfin comme Aussaresses, affichent l'insolence et préfèrent faire l'apologie du crime. Il n'y a aucune fierté à tirer de la torture, quelle que soit sa forme. De la gégène à l'asphyxie par le gaz, à la baignoire, à tous les types d'atteinte à la dignité des hommes, la torture est toujours abjecte (3). Elle ne fait qu'en avilir les auteurs et les éclabousser de leur propre monstruosité. Mais l'atrocité de la guerre ne s'arrête point à la torture d'individus. Elle s'étend à celle du nombre. C'est ainsi que, en 1959, un rapport officiel fait état d'un million de regroupés dans les camps de concentration(4). Et même Michel Rocard, alors stagiaire de l'ENA, rapporte le chiffre de «deux millions d'Algériens dans les camps de concentration» (5). Les Algériens mourraient autrement aussi. 40.000 d'entre eux ont été décimés par les mines antipersonnel alors que 80.000 sont restés handicapés à vie. L'enfermement sans jugement était devenu monnaie courante. L'assignation à résidence des militants nationalistes était la règle, les déplacements massifs de populations et internements relevaient de l'arbitraire. Autant d'injustice, d'atrocité et de terreur qui renforçaient la foi du peuple, autour de l'ALN, en la lutte armée jusqu'à la libération totale et entière du territoire national. La France a eu recours à tous les moyens et subterfuges pour falsifier la réalité, mais on ne peut étouffer les causes justes surtout lorsqu'elles sont aussi nobles. Les images d'archives n'arrivaient point à camoufler ou à faire oublier la réalité et les innombrables saisies de journaux et d'ouvrages s'étaient avérées vaines. Plus de 586 journaux et périodiques et 269 en Métropole seront saisis, écrit l'historien américain Harrison. Pendant toute la durée de la guerre, il y a eu 44 saisies par an en Algérie et 60 en Métropole, révèle B. Stora alors que, pour la seule année 1960, on a dénombré plus de 154 saisies et en 1961 plus de 127 saisies. Des ouvrages tels que la Question, la Gangrène, Nuremberg pour l'Algérie, la Mort de mes frères, n'apparaissent que tardivement alors que la censure frappe des films comme Algérie en flammes de Vautier, les Statues meurent aussi d'Alain Resnais ou Murielle ou le temps de retour ou, encore, J'ai huit ans, drame psychologique de Yann le Masson et qu'animent les enfants algériens par leurs dessins. Dans le climat de guerre marqué par la violence, la passion et la tragédie, que de gouvernements ont démissionné. C'est uniquement à partir du discours de De Gaulle sur l'autodétermination du 16 septembre 1959 que la télévision a commencé, dans son émission «Cinq colonnes à la une», à traiter de la guerre d'Algérie mais les seules images de la vraie guerre seront diffusées aux USA par Fox Moviettone qu'on ne verra que plus tard dans le documentaire de l'Anglais Peter Baty la Guerre d'Algérie ou les Années algériennes diffusées en 1991 en tant que documentaire français. L'opinion française se mobilise contre les affres de la guerre. Les intellectuels tels que François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Jacques Vergès, les porteurs de valises du réseau Jeanson, etc., se mettent de la partie pour aider le peuple algérien dans sa lutte contre le colonialisme. En ce sens, l'ouvrage de Laurent Schwarz le Problème de la torture dans la France d'aujourd'hui est plus qu'édifiant. Après cinq ans d'une guerre cruelle, De Gaulle, comprend l'impossibilité pour la France d'aller plus loin sur le chemin hasardeux de la guerre. Il appelle à l'autodétermination et dira «si je ne résous pas cette affaire, personne ne le fera à ma place, la guerre civile s'installera et la France perdra». De Gaulle comprenait le danger. L'OAS, à elle seule, avait tué plus de 6 000 hommes et femmes selon l'un de ses responsables, sans compter les dégâts de la politique de la terre brûlée et la destruction massive de tout ce qui est mémoire de notre peuple. Sans haine ni passion Toute guerre qui se prolonge, sans que se concrétise un espoir de victoire, engendre la lassitude, note à juste titre B. Stora (6). Après les accords d'Evian, l'Algérie retrouvait son indépendance après avoir mené l'une des plus grandes révolutions de ce siècle. En Algérie, cette guerre se nomme Révolution. C'est l'acte fondateur de l'Etat moderne dont la carte sera déposée à la cour de La Haye en tant que nation millénaire et dont l'Etat, au sens moderne, s'affirme en termes de droit international. Le 1er mars 1962, un rapport transmis à l'ONU évalue le nombre de musulmans pro-français à 263.000 personnes (7) et le 19 mars de la même année les ponts vers la paix sont jetés. Une paix qui, longtemps après, ne sera pas moins intense que la guerre elle-même. Parce qu'elles sont trop profondes, les blessures causées par la guerre demeureront, des dizaines d'années plus tard, un obstacle à l'oubli. Sans haine ni passion, les Algériens auront gardé les terribles séquelles d'une colonisation des plus atroces. En face, les politiciens français continueront, tout aussi longtemps, de nier la guerre. Il aura fallu toute la bonne volonté inébranlable d'hommes et de femmes sincères des deux rives pour qu'une communication plus adéquate s'installe. Les efforts conjugués déployés par Son Excellence le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, et par le président Jacques Chirac, finiront par faire aboutir de nombreuses démarches dont le seul objectif était d'assainir ces relations que l'Algérie, aussi bien que la France sont dans l'obligation d'entretenir. Les actions grandioses effectuées dans ce sens constituent des jalons de premier ordre dans la relance des relations entre les deux pays et leur refondation dans l'esprit de ces deux nations millénaires qui partagent une portion importante de l'histoire. Désormais, la page de l'histoire semble tournée d'un côté comme de l'autre de la Méditerranée. Les regards des jeunes générations des deux nations scrutent l'horizon, la main tendue vers un meilleur avenir. Novembre 1954 était entamé sous le signe de la Libération, Novembre 2004 est entamé sous celui de la Réconciliation. Un cinquantenaire plein d'enseignements! 1. Voir Cahier de la Révolution n°38 année 1961 2. Jean-Pierre Votor, Confessions d'un professionnel de la torture, éd. Rames, Paris 1980 3.Pierre Vidal Naquet, La Torture dans la République, éd. Maspero, Paris 1983 4. Le Monde du mardi 18 avril 1959 5. Benjamin Stora, La Gangrène et l'oubli, éd. La Découverte, Paris, 1992 6. Idem, p. 115 7. 20.000 militaires de carrière, 40.000 militaires de contingents, 58.000 harkis, 20.000 mokhazni, 15.000 groupements mobiles, 60.000 groupements d'autodéfense, 50.000 fonctionnaires et anciens combattants.