Qu'en est-il réellement dans un pays, le nôtre, qui fut pourtant un exemple de suprême sacrifice, qui ne semble pas prendre au sérieux une crise imposée tant par des dissonances internes que par la conjoncture internationale? L'Aïd el-Adha est diversement célébré cette année. Pour plusieurs raisons, convient-il de souligner, où la précarité des uns, le deuil infligé par la bousculade de Mina et la crise financière à laquelle le pays semble faire face occupent une place de choix. Diversement apprécié, serions-nous tentés de renchérir, car la joie des uns ne saurait expliquer les réserves de bien d'autres à un moment où le concept de sacrifice doit être perçu à sa juste valeur. A l'aune des sciences religieuses qui, elles, s'interdisent de le réduire à sa plus simple expression et le lient à une dimension éminemment humaine où la solidarité musulmane retrouve son éclatante splendeur. Ce n'est donc pas sans raison si, comme son nom l'indique, cette célébration annuelle commémore le sacrifice offert à Allah par Abraham dont l'obéissance et la profondeur de la foi lui ont valu l'appellation d' «Ami d'Allah». «Et Nous perpétuâmes son renom dans la postérité. Que la Paix soit sur Ibrahim! C'est ainsi que Nous récompensons les vertueux, car il fut sans conteste du nombre de Nos serviteurs croyants», souligne le récit coranique. Est-ce à dire pour autant que cet enseignement divin fut mémorisé, suivi et appliqué à la lettre? Loin s'en faut, nous semble-t-il! La symbolique, telle qu'induite par le geste arrêté au dernier moment par l'ordre d'Allah, aurait pu amener tous les descendants spirituels de Sidna Ibrahim el-Khalil à transformer la violence apparente des sacrifices humains en un combat intérieur particulièrement irrigué par une spiritualité seule en mesure de juguler «l'âme instigatrice du mal». Pour Jean Abd-el-Wadoud Gouraud, «la plupart des descendants d'Abraham semblent avoir oublié le goût du combat spirituel le plus noble, celui contre soi-même. Ils vont jusqu'à se battre entre eux pour revendiquer l'honneur exclusif de descendre en ligne directe de la victime sacrificielle, lignage auquel semble associé un droit particulier.» Mais lequel? s'interroge la même source. Le droit d'être le seul monothéisme véritable, ou, plus prosaïquement, celui de posséder les territoires sur lesquels eurent lieu ces événements? La signification spirituelle du sacrifice est alors délaissée au profit de la dispute de famille, de la chicane sur le droit d'aînesse, et des querelles de préséance. Les religions sont alors instrumentalisées et l'on arrive, estime la même source, à déclarer des ́ ́guerres saintes ́ ́ entre des croyants de la même religion, à l'image de ce qui se passe entre chiites et sunnites: «Or, si les hommes se battent, ce n'est pas parce qu'ils sont juifs, chrétiens ou musulmans, mais parce qu'ils ne le sont pas, ou plus assez, ou qu'ils ne le sont plus en pratique.» Pour Jean Abd-el-Wadoud Gouraud, les paroles, les actes et même le visage des hommes vraiment religieux doivent reflèter la sagesse, la sérénité, l'intégrité et la noblesse, qui sont, pour les croyants, un rappel de l'exemple lumineux de tous les prophètes et saints aux coeurs purs: «Certains commentaires traditionnels soulignent que, à travers cette alliance éternelle scellée avec Dieu, les hommes ont acquis, par la reconnaissance que Dieu est le seul Seigneur, une même connaissance qui constitue une unique nature spirituelle originelle (fitra). En répondant à l'unisson «oui, nous en témoignons!», ils ont déjà été unis dans cette réponse commune, car seul l'Unique peut unir.» En d'autres termes, cette nature spirituelle fonde entre les hommes une fraternité profonde, au-delà de la fraternité confessionnelle avec leurs coreligionnaires, de la fraternité abrahamique avec les autres monothéistes, et même de la fraternité adamique. Car cette fraternité-là n'est pas génétique, mais métaphysique. Qu'en est-il réellement à un moment où la nouvelle croisade met en scène Al Qaîda, Daesh, l'Arabie saoudite et Qatar pour faire la guerre aux peuples d'Afghanistan, d'Irak, de Syrie et de Libye? Qu'en est-il réellement dans un pays, le nôtre, qui fut pourtant un exemple de suprême sacrifice, qui ne semble pas prendre au sérieux une crise imposée autant par des dissonances internes que par la conjoncture internationale? Dans un pays où un peuple arrive péniblement à se réconcilier avec les vertus du travail, étourdi qu'il est par les considérations éphémères et par le fait avéré que les pouvoirs dominants n'aient jamais restauré ses capacités créatives faisant de lui un éternel assisté friand de tous les produits importés. A ce rythme, il ne serait pas exagéré de dire que ce sont les générations de demain qui seront sacrifiées sur l'autel de l'égocentrisme, de l'irresponsabilité et de la démobilisation. A un moment où rien n'est fait, particulièrement au niveau des médias lourds, pour préparer ce peuple à la mémoire ankylosée à se donner les moyens de juguler la crise. L'on préfère toujours aller dans le sens du poil d'une population qui privilégierait le divertissement aux émissions éducatives et mobilisatrices. Un musulman digne de ce nom accepterait-il de rétablir le sacrifice humain?