Justice? Justice! Il faut la lui rendre, elle prête à tout homme le rêve qu'il mérite, c'est-à-dire celui qu'il laisse derrière lui... Je dirai d'emblée heureux sont ceux qui ont lu au moins un ouvrage de Yasmina Khadra, et plus heureux seront ceux qui liront son nouveau roman La Dernière nuit du Raïs (*) dans l'édition algérienne sortie en même temps que celle de Julliard en France. C'est du grand Yasmina Khadra. L'écrivain y révèle la plénitude de son art qui lui donne le pouvoir de jouer le rôle d'un personnage de roman, très difficile et très inconfortable: jouer le personnage Mouammar Kadhafi, le terrible! À cet effet, il n'a, semble-t-il, négligé aucune source, témoignage vivant ou écrit, aucune étude de psychologie ou de sociologie, aucune règle ou tendance de genre littéraire. Sa lucidité, dans ce rôle, est aussi lucide que celle de son «héros» qui, racontant ou se racontant son aventureuse existence, nous effraie, nous exaspère, nous étonne, nous indispose, nous torture l'esprit, et attise monstrueusement notre curiosité... Or, après tout ce qui a été dit ou écrit sur le tyran de Libye, qu'aucun qualificatif n'honore, mort en 2011 à Syrte, quoi d'autre resterait-il encore à éclairer, à débattre, à compléter? Mais si! Justement! Par son style d'écriture et modifiant la structure et le mouvement de la langue pour l'adapter aux besoins de communication, l'écrivain développe une pensée caractéristique, car elle est souvent «arabe» et même «bédouine» au sens physique et spirituel. Avec ses mots apaisants ou brûlants, sa fantaisie ou sa hardiesse d'observation des événements, Yasmina Khadra a autre chose à ajouter finement et que lui souffle, continuellement page après page, son personnage pervers, oublieux du véritable islam et se prétendant aimer son peuple, pour montrer que la tragédie de l'homme produit l'homme tragique. Au reste, le quatrain de Omar Khayyâm, placé judicieusement par Yasmina Khadra en tête de son roman, nous avertit assez sur le genre «fantasy» du récit phénoménal qui va suivre. La fiction comme art de vérité psychologique Yasmina Khadra s'est mis, pleinement, psychologiquement, dans la peau d'un des acteurs politiques parmi les plus réputés du monde contemporain et dont la mort atroce, illustrant sa misérable passion de briser les adversités conçues par ses semblables, reste empreinte de sa vie de héros tragique. Le «sujet» de ce destin est un homme tragique, né d'un monde tragique et il se nomme Mouammar Kadhafi. Il naquit à Syrte, la ville du district éponyme, située précisément sur le golfe de Syrte. Il fut le maître du désert de Libye, le désert de Syrte, «Quand j'étais enfant, dit-il, il arrivait à mon oncle maternel de m'emmener dans le désert.» Il fut le jeune officier de 27 ans qui se rallia les tribus; il fut celui qui, le 1er septembre 1969, à la tête d'un groupe d'«officiers unionistes libres» renversa le roi Idris 1er, Il fut celui qui instaura la Jamahiriya arabe libyenne et devint chef de l'Etat, poste qu'il abandonna en 1979, laissant le pouvoir au peuple. Cependant, son titre de «Guide de la révolution» lui permettait de continuer dans les faits d'exercer un pouvoir absolu, tyrannique, en Libye, jusqu'à la guerre civile de 2011. Après deux mois de siège et de combats meurtriers dans le district de Syrte, où il se réfugia avec ses derniers fidèles, il croyait encore en sa toute puissance politique et militaire, jusqu'à sa capture par les forces du Conseil national de transition, son lynchage et sa mort effroyable dans sa ville natale, «la dernière ville kadhafiste», le 20 octobre 2011. À l'évidence, Yasmina Khadra nous raconte «La dernière nuit du Raïs Mouammar Kadhafi», l'homme-tyran, - le tyran qui se veut homme, protégeant les hommes contre les méchants, peut-être même contre eux-mêmes, du moins ce qu'il croyait obstinément bien. Un tyran, sans aucun doute; un illuminé, perdant peu à peu le contrôle de sa raison, certainement. Qu'est-ce donc qu'un tyran? L'histoire, la grande histoire, nous propose bien des sujets de cette espèce, mais nous n'avons pas tous les moyens nécessaires pour les imaginer vivants, sous nos yeux, corps et âme. Alors la fiction, quand elle puise dans les faits avérés, ne ment pas. Le romancier, jaloux de son art et de l'éthique qu'exige son métier d'écrire, se soucie sans relâche de la précision et des détails du portrait du personnage dont il fait le récit de sa vie. Le tyran Mouammar Kadhafi a bel et bien existé. Yasmina Khadra est entré dans sa peau avec audace, c'est-à-dire sans retenue, sans désespérer qu'il ne lui soutirât pas l'essentiel, tout l'essentiel de ce que fut sa solitude - même construite -, sa tristesse - même jouée -, d'un être égaré parmi les hommes. La tragédie telle qu'elle nous apparaît, sous la plume de Yasmina Khadra est une leçon de vie, d'espérance, de déception, de mort. Peut-être même de mort subite. Ici donc, le roman ne rapporte pas seulement les impressions vives d'un écrivain à propos d'un personnage dont la vie est une ou unique, mais quelque part, nous devons savoir et comprendre que si la fatalité mène l'être humain, à son insu, il n'est pas toujours maître des forces qui le dirigent, - qui le poussent comme un pion isolé sur l'échiquier de la vie. Ainsi, nul ne choisit sa vie, sa vraie vie; chacun existe sans que sa volonté ait été sollicitée. Non, il ne s'agit pas de dédouaner le tyran que fut Kadhafi. Ce qui est intéressant, c'est de savoir, après analyse des faits, scrupuleusement sériés et présentés par le romancier, le tyran eût-il été capable de reprendre raison et non pas se replier définitivement sur soi. Car la dernière et brillante page de La Dernière nuit du Raïs ne marque pas la fin de l'histoire, Yasmina Khadra nous invite à la continuer. Son dernier dîner sous le ciel de Syrte... Il suffit maintenant, pour saisir la fine nuance psychopédagogique, littéraire et historique qui court dans ce roman La Dernière nuit du Raïs, de reproduire un extrait de la confession, aux dernières heures précédant la chute du Raïs-Président, Mouammar Kadhafi, et néanmoins tyran infernal absolu. C'est là, «le moment le plus intense de la vie d'un homme», selon l'auteur qui a imaginé plutôt cette fin bien éloignée de celle dont l'inconscient et terrible Raïs a toujours rêvée. Le romancier fait dire à son personnage ou celui-ci fait écrire à son créateur littéraire ce moment pathétique, même généreux, qui, défigurant sciemment des actes monstrueux, laisse émerger dans l'homme maudit ce qui ne s'était pas épanoui dans son enfance, ce qui expliquerait alors sa soif de vengeance contre le destin contraire. Yasmina Khadra est incontestablement un magicien énorme et un dialoguiste vertueux, notamment quand c'est Mouammar Kadhafi qui parle en lui. En guise d'invite au plaisir de lire ce puissant roman, en voici de très courts échantillons de délire et d'illusions insensées du «raïs» déchu, dans sa cache où il va prendre - mais il ne le sait pas - son dernier dîner: «Quand j'étais enfant, il arrivait à mon oncle maternel de m'emmener dans le désert. [...] Lorsque tombait la nuit, il allumait un feu de camp et, après un repas sommaire et un verre de thé trop sucré, il se laissait absorber par ses rêveries. Le regarder communier avec le silence et la nudité des regs était pour moi un instant de grâce. [...] Mon oncle jurait que j'étais l'enfant béni du clan des Ghous, celui qui restituerait à la tribu des Kadhafa ses épopées oubliées et son lustre d'antan. Ce soir, soixante ans plus tard, il me semble qu'il y a moins d'étoiles dans le ciel de Syrte. De ma pleine lune, il ne subsiste qu'une éraflure grisâtre à peine plus large qu'une rognure d'ongle. Toute la romance du monde est en train de suffoquer dans les fumées s'échappant des maisons incendiées tandis que dans l'air, chargé de poussière et de baroud, s'amenuise misérablement dans le souffle des roquettes. [...] Je suis Mouammar Kadhafi. Cela devrait suffire à garder la foi. Je suis celui par qui le scandale arrive. Je ne crains ni les ouragans ni les mutineries. Touchez donc mon coeur: il cadence déjà la débandade programmée des félons... Dieu est avec moi! [...] Je refuse de croire que le glas des Croisés sonne pour moi, le musulman éclairé qui a toujours triomphé des infamies et des complots et qui sera encore là lorsque tout sera dévoilé. Ce qui me conteste aujourd'hui - ce simulacre d'insurrection, cette guerre bâclée que l'on mène contre ma légende - n'est qu'une preuve de plus sur ma feuille de route. Ne sont-ce pas les épreuves qui forgent les dieux? Je sortirai du chaos plus fort que jamais, tel le phénix renaissant de ses cendres. Ma voix portera plus loin que les fusées balistiques; je ferai taire les orages rien qu'en tapant du doigt sur le pupitre de ma tribune. Je suis Mouammar Kadhafi, la mythologie faite homme. [...] - Frère Guide... Une étoile filante vient de traverser le ciel. Et cette voix! D'où vient-elle? [...] Je me retourne. Ce n'est que l'ordonnance, roide d'obséquiosité, debout dans l'embrasure de la porte qui fut celle d'une salle de séjour heureuse. - Oui? - Votre dîner est prêt, monsieur. - Apporte-le-moi ici. - Il serait préférable de le prendre dans la pièce d'à côté. Nous avons obstrué les fenêtres et allumé des cierges. Ici, la moindre lueur trahirait votre présence. Il y a peut-être des snipers dans les immeubles d'en face;» En somme, Yasmina Khadra nous gratifie d'un grand roman La Dernière nuit du Raïs. Le prétexte d'actualité est soumis à une analyse pédagogique où l'histoire, la psychologie, la sociologie, la politique servent une littérature moderne de l'audace. L'homme Mouammar Kadhafi, sous la plume virtuose de Yasmina Khadra, est devenu un personnage tragique, victime de ses rêves fous et victime des ambitions malsaines d'autres traficoteurs aussi. L'humanisme en littérature est une exigence qui ennoblit l'imagination romanesque, sans toutefois faire oublier les souffrances; autrement dit, l'humanisme éduque et instruit. (*) La Dernière nuit du Raïs de Yasmina Khadra, Casbah Editions, Alger, 2015, 207 pages.