Pas de couleurs, parfois pas de bulles du tout, un trait hésitant? Fin en tout cas, un graphisme tenu et glissant et une fragilité de l'aspect qui dénote paradoxalement d'une grande profondeur du propos et de l'esprit souvent en mouvement, comme le tournoiement d'une pensée, telle une horloge qui ne finit pas de déployer son tocsin. Aussi, une libération du verbe qui vient en appoint à la fin s'adossant à son dessin qui se duplique et se décline comme des petits vers ou un enchaînement de story-boards qui se /nous regardent. Et cette métaphore du hors champ. Un regard sensible sur le monde et puis alors une fibre poétique qui n'est plus à démontrer. C'est tout cela cette jeune artiste qui n'a pas fini de faire parler d'elle et pas que dans l'univers de la BD... L'Expression: Vous venez de sortir une nouvelle BD aux éditons Dalimen sous l'intitulé «Regretter l'absence de l'astre», qui se distingue encore une fois de ce qu'on voit au Fibda, de par son côté très poétique, mais surtout sombre, voire plus noir des précédentes si l'on peut dire. Une oeuvre qui rompt un peu techniquement avec la BD classique. D'où vient ce trait qui vous est propre? Nawel Louerrad: Je ne pense pas que ce soit un trait que j'ai choisi pour me distinguer. C'est un dessin qui s'est imposé à moi. Je l'ai adopté au fur et à mesure que je dessine et ce, depuis des années et ça s'est synthétisé comme ça. Le dessin de ma BD est une synthèse de tout mon travail. Je n'essaye pas de me distinguer consciemment, en tout cas je ne le fais pas. C'est vraiment le trait que je maîtrise, que j'ai développé et travaillé. Nous avons remarqué l'absence de bulles dans une partie de votre oeuvre... Oui au départ il y a une partie muette. Effectivement, qui dure environ une quinzaine de planches. Elle est, pour rappeler, comme une sorte de longue introduction de silence, mais en même temps sans texte ça raconte quelque chose, même si c'est flou, ça relève de l'ordre de la perception, de l'intuition. C'est basé sur des émotions primaires que l'on ressent peu. De peur, d'inquiétude d'insécurité, c'est toute une partie symbolique où il y a l'apparition d'un oiseau... C'est un peu l'oiseau de mauvais augure? Pour moi il ne représente pas ça. Mais je peux concevoir qu'on y voit ça. Le symbole de l'oiseau est venu petit à petit dans une période où j'ai commencé à décrypter pour moi le phénomène fondamental de la violence et, presque comme un phénomène naturel et j'ai essayé de travailler sur la victime, le bouc émissaire, et j'ai fini par le symboliser sans me rendre compte dans mon blog comme un oiseau et c'est resté ainsi. A vous écouter il y a moins de souffrance, de torture et de désespoir que la BD donne à voir... Oui la BD peut être angoissante. Elle peut désarçonner et impressionné par cette noirceur dans le contenu, mais en même temps c'est une sorte de catharsis, une forme de thérapie. Le fait de plonger dans ses sentiments, de regarder la tristesse en face. En fait, c'est une manière de l'accepter et de décider d'aller mieux. C'est lié à une histoire d'abandon qui se trouve dans ma famille. C'est ma mère qui a vécu cet abandon-là, de la part sa mère et cette blessure-là je l'ai comprise quand je l'ai vue en moi. Car naturellement toutes ces blessures des parents sont ascendantes et nous sont transmises. Pour moi, on a tous une mission, c'est de guérir des choses du passé. L'histoire de ma mère est dure, mais dure, elle a fait un travail sur elle-même et elle va mieux. J'en profite pour la saluer et lui rendre hommage. Bien sûr qu'il y a une telle violence psychotonique dans cet abandon, que cette blessure qui continue ce chemin et moi-même à mon âge, enfin les enfants aussi doivent régler ces problèmes-là. C'est le moment où on comprend le vécu des parents, on devient pleinement adulte... C'est qui Boualem? C'est un personnage générique. C'est un astronaute du futur de 2098 qui, lors de sa première mission spatiale, découvre que hors de la planète il est impossible de percevoir le Soleil, la Lune et les étoiles et que la Terre est plongée dans le noir. Au départ? j'ai attaqué cette histoire en ne conscientisant pas que cette absence de Soleil et Lune, symbolise un peu l'absence de la mère. Pas de la mienne puisqu' elle a été très présente et elle a pris son rôle de mère très au sérieux et nous ses enfants sommes très reconnaissants, mais par rapport à sa mère à elle qui ne l'a pas élevée mais abandonnée. Je ne mesurerai par ce symbole-là comme reflétant une part de mon histoire et celle de ma mère. Quand j'en ai pris conscience et vraiment réalisé cela, je ne pouvais plus raconter cette histoire car c'est comme voir le décor ou les coulisses d'une pièce de théâtre et ne plus croire à cette histoire-là. Mais comprendre la réalité de ce symbole et ce que ce symbole véhiculait... Donc vous confirmez que la personne qui a signé cette BD n'est pas «dépressive»? Pas du tout. Je ne veux pas me jeter de fleurs. Je pense que beaucoup d'entre nous se détournent des sujets sérieux, plutôt graves. Et que moi je n'ai pris que cette partie-là. Je considère que la vie c'est quelque chose de très sérieux même les choses qui font mal. Il y a des choses dont on se doit d'aborder comme la blessure des années 1990. A un moment donné, on ne peut pas constamment la reléguer au second plan. Pour moi, c'est du même ressort, la petite histoire comme la grande histoire. Je prends donc à bras-le-corps les choses sérieuses car je considère que la vie est une chose sérieuse Freelestine est un recueil de BD qui a reçu le Prix du meilleur collectif et dans lequel vous y figurez aussi... Cette participation à ce collectif est née de l'envie d'agir concrètement et le but du collectif est de reverser tous les bénéfices à une association palestinienne que Toudji Samir alias Togui, qui a dirigé le collectif, est en train de fixer. L'idée est d'agir concrètement c'est-à-dire d'aider les gens qui travaillent sur place avec les enfants. Le prix au-delà du fait qu'il puisse nous flatter, il ne s'agit pas de ça, c'est avant tout une somme d'argent que nous espérons reverser à cette association car pour nous c'est par ce genre d'actions qu'il est possible pour nous d'agir. On a de l'énergie pour ça, sans vouloir être des donneurs de leçons ou quoi que ce soit mais juste montrer qu'on peut faire quelque chose quand on peut... Vous venez de suivre une résidence de création à Alger où il a été question d'adaptation de votre ancienne BD Les vêpres algériennes au théâtre Oui. C'est une adaptation libre par moi-même et Géraldine Mercier qui est metteur en scène, plasticienne scénographe. Moi en tant que dramaturge, scénographe aussi et plasticienne. Nous avons avec nous aussi à la création-son Simon Léopold, aux costumes Lika Guillemot et trois danseurs algériens: Zakaria Babès, Amine Kiniouar Mohamed Ali Djermane. C'était notre première résidence à Alger, plus exactement Dar Abdellatif avec le soutien de l'Aarc et maintenant on va passer à une seconde résidence en France, au printemps prochain, pour pouvoir jouer, présenter au deuxième semestre 2016 en France et en Algérie. Comment peut-on adapter sur scène une BD? Je pense qu'il faut se détacher du texte, de la BD, réécrire une partie, Il y a des micros-moments de la BD qui vont être étoffés et vont peut-être prendre 20 mn, plutôt que deux planches et la danse permet de creuser, tout cela, sans les mots. Il y a que des hommes. Oui! c'est un personnage avec ses deux avatars, la guerre d'indépendance et la décennie noire, l'Algérien d'aujourd'hui qui peut être l'Algérie d'aujourd'hui. Un être qui se démultiplie.