Quand les grands vols d'étourneaux commencent à obscurcir le ciel du nord de l'Algérie, on comprend que la saison des olives va bientôt démarrer dans les montagnes boisées. Dès le mois de novembre, les fruits arrivés à maturité attirent les oiseaux migrateurs dont l'olive est la principale nourriture. Et c'est alors le branle-bas dans toutes les familles de la Kabylie, qui mobilisent grands et petits pour mener à bien une récolte qui est devenue un rite millénaire bien enraciné dans les moeurs des montagnards. Contrairement aux oliveraies des plaines qui ont été créées par les colons et dont les arbres sont jeunes, bien alignés, bien taillés et cultivés avec soin avec un choix de variétés propres à satisfaire tous les gourmets amateurs de salaisons, les oliviers de Kabylie poussent en général sur des flancs de montagne, ou sur les sols pauvres de coteaux impropres à toute autre culture. La rusticité de l'arbre, sa robustesse et sa longévité l'ont fait adopter par une population exposée à une vie rude et frugale. Ce n'est pas pour rien que l'olivier et le figuier demeurent les symboles de la «richesse» des pauvres. Pour une population longtemps condamnée à une émigration limitée dans le temps, l'exploitation de l'olivier reste le refuge pendant une saison morte, quand toute la nature commence à s'assoupir pour une longue hibernation. Moitié-moitié Les exploitations d'oliviers sont le plus souvent familiales: la poussée démographique a considérablement morcelé les grandes plantations de jadis qui faisaient d'un propriétaire, un heureux marchand d'huile, envié et respecté. Ceux qui ont le temps et le loisir d'exploiter eux-mêmes leurs oliviers le font en famille, les émigrés ou ceux qui préfèrent la vie douillette des villes les donnent à des métayers avec le partage équitable de la récolte: moitié-moitié. C'est une pratique assez courante. Des marchands avisés achètent les récoltes chez les familles et transforment dans des huileries modernes, les grains en une huile industrielle qui sera commercialisée grâce à un circuit bien huilé. De grandes fortunes se sont faites ainsi, mais la culture de l'olivier reste quand même familiale. Personne ne se souvient de la création de vergers: les arbres centenaires ont été plantés par un lointain ancêtre et l'héritage a été transmis de père en fils. Ont-ils pour origine une pépinière de la région? Sont-ce des oléastres qui ont germé là, grâce aux soins d'un patriarche prévoyant et ont été greffés par une main experte qu'accompagnait souvent une sourate du Coran ? Nul ne saurait le dire. Toujours est-il que ces arbres majestueux qui bleuissent les flancs des montagnes sont adorés et respectés par tout le monde. Et pourtant, ils ne font pas l'objet de soins attentifs tel qu'on peut le constater dans certains pays méditerranéens: on ne les taille point et on ne pulvérise aucun produit phytosanitaire sur ces arbres qui en ont vu d'autres et dont la robustesse s'exprime par ces troncs noueux très larges et par des branchages de forte envergure. Mais il y a quand même un minimum : le chef de famille, chaque année, coupe les branches mortes et les rameaux desséchés et nettoient la cuvette qui entoure l'arbre en ratissant le relief afin de faciliter le ramassage des fruits. Pour une famille traditionnelle, chaque année c'est un véritable rite qui s'impose à elle en ces mois de novembre et décembre frais, pluvieux ou brumeux. Dès l'aube, dans chaque maison, c'est un branle-bas : les mères de famille, sous l'oeil vigilant des grands-mères, s'affairent à préparer l'expédition de la journée : galettes bien cuites parfumées aux grains d'anis, figues, thermos de café... Les casse-croûtes sont emballés dans les paniers et corbeilles qui vont servir au ramassage des olives. Les repas de la journée sont préparés aux aurores... Alors, on peut partir. Pas moins de trois générations se mettent en route, empruntent, dans l'air frais et humide, des sentiers tortueux, rocailleux qui gravissent lentement les pentes des collines boisées. Arrivé sur les lieux, tout le monde se met en place : le chef de famille distribue les rôles et toutes les mains, grandes et petites, calleuses ou délicates, se mettent au travail. Le père grimpe sur l'arbre pour gauler les olives : s'il a perdu son agilité d'antan, c'est son fils qui prend la relève. Courbés, face contre terre, tous les membres de la famille extirpent méticuleusement les fruits verts ou noirs des petits cailloux de grès qui tapissent le pied de l'olivier. La grand-mère, pour stimuler ses petits-enfants, racontent des histoires ou énoncent des dictons, des charades ou des devinettes. Toutes les collines avoisinantes sont animées : on ne voit guère les ramasseurs d'olives, mais on les entend. Ceux qui ont de la voix entonnent un chant religieux revigorant tandis que d'autres poussent des cris pour éloigner les vols d'étourneaux qui exécutent des acrobaties aériennes à la recherche d'un bosquet sûr. D'autres font entendre un bruit de tam-tam qui se répercute dans les vallons. A l'heure du casse-croûte, vers 10 heures, l'activité laisse la place à une pause: on sert le café, on distribue les quartiers de galette et les discussions vont bon train. Les grands-mères s'interpellent, s'invitent à venir partager la collation. Le chef de famille s'offre une cigarette avant de reprendre sa place au perchoir. Puis le travail reprend. Les paniers s'emplissent, puis les corbeilles. A seize heures, les dos sont brisés, les mains se font moins alertes. Les grands-mères sonnent l'heure de la retraite. Chacun prend sa part de la charge: qui un panier, qui une corbeille, qui un fagot de bois mort... Un véritable rite Tout le monde rentre avec le sentiment du devoir accompli. Les olives sont entassées dans un coin de cour en attendant d'être envoyées au pressoir ou au fouloir. Une fois toute la récolte amassée, plusieurs choix s'offrent au propriétaire pour la seconde phase des opérations, selon la quantité des olives récoltés. Quand la récolte est importante, c'est le pressoir moderne qui accueille les sacs remplis d'olives : des meules mues électriquement écrasent les fruits et des pressoirs automatiques actionnés par des vis serrées par des engrenages électriques: tout est mécanique. Des municipalités ont mis durant les années 70, des pressoirs de cette catégorie au service des citoyens, dans des communes où n'existent pas des entrepreneurs privés qui exploitent ce juteux créneau. Quand la quantité d'olives n'est pas importante et ne nécessite pas un long traitement, les mères de famille prennent leur modeste récolte au fouloir ou «ahdhour». Il en existe un ou deux par village. C'est un enclos bien abrité des indiscrets regards, car sa fréquentation est uniquement féminine, comme le hameau. Il consiste en une série de fosses tapissées de pierres plates où les femmes, les robes retroussées jusqu'aux genoux, foulent de leurs pieds aguerris les olives versées dans la fosse en même temps que des noyaux d'olives provenant de la récolte de l'année dernière : ceci pour faciliter l'écrasement des fruits. La pulpe ainsi obtenue est versée dans des bassins d'eau. Mélangée à l'eau grâce à un bâtonnet que les femmes agitent énergiquement, la pulpe lâche l'huile précieuse qui affleure du bassin où elle est recueillie délicatement par les paumes jointes des femmes. Le produit est filtré puis bouilli afin de diminuer la quantité d'eau recueillie avec l'huile qui, chaude, est d'une saveur particulière. Le fouloir est un univers uniquement féminin: c'est une véritable niche où règne une intense activité. La nature et le caractère industrieux de la femme kabyle y trouve un terrain favorable pour leur expression. La saison des olives est l'occasion pour beaucoup de femmes sans revenus de se faire un peu d'argent en louant leur force de travail ou en exploitant des vergers par le système de métayage. En tout cas, c'est une période d'intense activité et d'échanges fructueux en Kabylie. L'huile obtenue sert d'abord à la consommation familiale. Les excédents sont vendus à des collecteurs qui vont les commercialiser dans les grandes villes où on apprécie les vertus de l'huile d'olive. Les pulpes et les noyaux d'olive sont récupérés et alimentent les âtres des foyers kabyles donnant ainsi aux longues nuits d'hiver une atmosphère particulière: les kanouns où se consomment les souches de bruyère font entendre les éclats particuliers des noyaux d'olive.