Après des années de disette, les beaux jours étaient de retour l'an passé : un retour qui n'aura été finalement que de courte durée, puisque selon beaucoup de paysans, et c'est ce que nous avons pu constater de nos propres yeux, la récolte des olives s'annonce moyenne cette année en Kabylie. Après quelques années de disette due à la sécheresse qui a sévi dans notre pays, plus particulièrement dans cette région, l'olivier avait repris ses forces et la saison agraire avait connu une amélioration plus que considérable en matière de pluviosité. De mémoire de nos parents, jamais une saison n'a été aussi généreuse en matière de pluie, et, pour le grand bonheur des populations, l'année dernière a été riche en huile, une matière culinaire vitale car associée à tous les plats kabyles, mais aussi et surtout parce que c'est une source de revenus plus qu'importante pour bon nombre de familles. «C'est tout ce que nous possédons, lorsque nous voyons des oliviers plier sous le poids du fruit, nous sommes soulagés car nous avons au moins l'assurance d'une rentabilité», nous disait un paysan pour signifier toute l'attente qui anime les gens à l'approche de chaque saison. Cette année, ce n'est pas le même enthousiasme et pour cause, le brouillard qui a sévi le mois d'octobre, les pluies et les vents forts, ont eu raison de la détermination des oliviers qui ont cédé d'abord à la maladie puis à une perte importante, si bien qu'entre un olivier et un autre, le rendement est différent. Il faut dire que le pire est à craindre quant au rendement, car les olives tachées et tombées seules ont la réputation de donner un faible rendement. Du côté des huileries, les gérants entament déjà les préparatifs relatifs à l'opération et sont unanimes à dire que cette dernière sera de courte durée, vu que la récolte n'est pas aussi satisfaisante qu'on le pensait. La production de cette année pourrait bien être faible avec un climat défavorable et une maladie dévastatrice, mais ça reste toujours satisfaisant. Peu importe, en Kabylie la récolte a déjà commencé. Comme il est de coutume, ce sont les comités de villages qui donnent le signal de départ. Si une personne s'évertue à commencer la cueillette avant l'autorisation de Tadjmaât, il est immédiatement sanctionné par une amende à verser à la caisse du village. C'est ainsi qu'en ce moment même, des villageois ont entamé la récolte et d'autres pas encore. Tout dépend en fait de la maturité du fruit. Il n'est pas facile de déterminer le meilleur moment pour commencer la récolte. De nombreux facteurs entrent en jeu. La maturité des olives reste, bien entendu, le facteur le plus important. Une olive mûre donnera une huile plus douce, plus abondante, mais qui se conservera moins longtemps. Une olive verte donnera une huile plus fruitée et plus typée, qui se gardera mieux, mais sera moins abondante. Selon l'altitude, la véraison est terminée de fin octobre à fin janvier et la pleine maturité, de fin janvier à fin avril, voire fin mai. Ce qui complique le choix, c'est que toutes les olives ne mûrissent pas en même temps. Sur un même arbre, il n'est pas rare d'en trouver de totalement vertes et d'autres mûres au point de tomber au sol. Les branches exposées au soleil mûrissent évidement plus rapidement. D'où l'importance d'un bon éclaircissement de l'arbre pendant la taille de fructification. Mais là encore ce n'est généralement pas le souci des paysans kabyles, puisque l'essentiel est de ramasser vite sa récolte. Souhaitons tout de même une bonne cueillette à nos paysans, mais aussi à tous ceux qui vont y participer, car en Kabylie la récolte se fait en famille. Il faut cependant faire attention aux accidents qui surviennent souvent en cette période, par manque de vigilance. Une culture millénaire Les oliviers, plusieurs fois centenaires, sont légion en Kabylie. Ils se caractérisent par leur silhouette trapue et leur tronc fendillé et noueux. L´olivier a toujours été un ancien compagnon du paysan kabyle. La silhouette trapue de l´olivier est une composante essentielle du paysage kabyle. Sa culture en Kabylie remonte à des temps immémoriaux comme l´indique la grande densité des huileries, dont certaines datent de l'époque romaine. Si avant l'arrivée des colons, la Kabylie comptait des milliers d'oliviers, des progrès constants ont été réalisés jusqu'aux deux dernières décennies durant lesquelles la culture de l'olivier a sombré dans l'oubli du fait de l'industrialisation qui avait induit un exode rural important. Mais l´olivier reste jusqu´à nos jours, l´arbre dominant par ses effectifs. A peine les semailles achevées, il faut songer déjà au ramassage et à la cueillette des olives. C'est là le rythme de vie des paysans kabyles. Les travaux de la cueillette commencent vers la mi-novembre. Ils ont gardé toute leur antique beauté. Malgré le froid, toute la famille ou presque, y participe. Elle quitte la maison très tôt le matin et arpente les petits sentiers menant vers les champs d´oliviers. Jadis, l´homme ouvrait la marche, généralement à pied, suivi de la femme et des enfants. L'animal, le fidèle accompagnateur, est chargé de provisions et des outils nécessaires à la cueillette, le tout mis dans le «zembil». La cueillette commence dès l'arrivée. Pendant que les femmes étalent sous les arbres les couvertures, les hommes grimpent aux branches avec agilité et se mettent à arracher les olives lorsqu'il est impossible de cueillir celles-ci à la main, le long bâton (la gaule) arrive au secours, faisant tomber une pluie d'olives. C´est un travail presque exclusivement manuel. L´homme et l'aîné des garçons se chargent d'arracher les olives, tandis que les femmes et les enfants s'affairent à ramasser les fruits égarés hors des couvertures. Il arrive que la femme cueille les fruits des branches les plus basses. Lorsque la récolte est bonne, la joie de la cueillette, aussi vieille que l´humanité, fait fuser les vieux refrains et l´on évoque les souvenirs d´antan. Pendant que se poursuit le ramassage, l´homme transporte à dos de mulets ou d'ânes, les sacs remplis vers les «miaâsra», ces pressoirs à huile aux antiques procédés. Jusqu'à il y a quelques années, l'huilerie kabyle était traditionnelle. Jusqu'en 1980, il y avait des milliers de petites «miaâsra», huileries traditionnelles et familiales, disséminées à travers toute la région. Presque chaque village en possède une. Dès que les olives sont ramassées, elles sont transportées à dos d'ânes ou de mulets vers l'huilerie où chaque famille a droit à une place de stockage en attendant son tour au pressoir. A présent, le modernisme et la mécanisation en ont eu raison, puisqu´il n´en subsiste pratiquement plus d'huilerie à traction animale. Elles ont été quasiment remplacées par les huileries à moteur, des presses modernes. Les pittoresques «miaâsra» couvertes ou à ciel ouvert résistent encore dans certains villages pour la qualité de l'huile produite; certaines familles paysannes ne vont jamais dans les huileries modernes pour presser leur récolte bien que le rendement y soit plus important. Pour ces familles, l'essentiel est la qualité de l'huile. Ces antiques pressoirs comprennent une vaste salle d´environ 10 mètres sur 4 mètres. Sur un côté, elle communique avec des dizaines de carrés où sont déversées et conservées les charges d´olives. Dans la même salle se trouve les moulins. La séparation de l´huile de son eau a besoin d´une atmosphère tiède, c'est pourquoi on trouve toujours un coin de feu qui chauffe constamment la salle. L´huile ainsi obtenue, avec son parfum sauvage, était soigneusement conservée dans les jarres ventrues. Les années de bonne récolte, certains moulins sont débordés de travail au point qu'obtenir un rendez-vous relève du parcours du combattant. Si vous ne pouvez pas les stocker de manière convenable en attendant le grand jour, les olives se gâteront. L'huilerie ou la «miaâssra» L'huilerie traditionnelle est constituée de deux énormes pierres en forme de roue qui roule autour d´un axe dans une cuvette où sont répandues les olives. Un petit âne ou mulet tire sur un long bras imprimant le mouvement giratoire nécessaire. La pâte obtenue est recueillie dans des paniers plats en alfa, les «tichamthine», que l'on pose de façon superposées sous une presse rudimentaire formée de deux troncs de bois entraînés à bras d´hommes par une grosse vis en bois. La pâte d´olives, comprimée, laisse échapper l´huile qui s´écoule dans un vaste bassin où les déchets, l'eau etc. sont séparés par gravité. Ce travail est généralement fait par la femme. Tous les instruments de ces meules à l´huile qui pourraient être préhistoriques, portent des noms berbères. Ce sont les derniers témoins d´une civilisation oléicole aussi vieille que les oliviers millénaires de Kabylie eux-mêmes. L´oléiculture kabyle bien que très ancienne, n´a réalisé que de maigres progrès ces dernières années. Sa situation est préoccupante en Kabylie où le vieillissement frappe plus des deux tiers de la forêt d´oliviers. L´ancienneté de cette culture en Kabylie est devenue un facteur d´affaiblissement. Cela est aggravé par le peu d´enthousiasme que manifeste le paysan kabyle pour la reconversion ou le rajeunissement de ces oliviers. La perte de l´intérêt pour l´olivier s´explique par la conjugaison de plusieurs facteurs dont les plus marquants sont le manque de plus en plus grave de main-d'oeuvre familiale, le manque de moyens, l´avilissement relatif et le prix de l´huile d´olive qui ne permettent plus de couvrir les frais de culture chez les petits exploitants kabyles, l'exode rural induit par l'industrialisation des années 70. Cette situation est aggravée par le morcellement excessif de la propriété dans la majorité des cas. Ce n'est pas les efforts de l'Etat qui ont fait défaut ces dernières années, mais le manque de vulgarisation et la lourdeur bureaucratique, ont produit un effet de dissuasion des plus dévastateurs chez les jeunes qui manifestent certes, une envie de retourner à la terre, mais lorsque les encouragements viennent à manquer et que les complications des démarches se multiplient, le résultat est vite connu. D'où cette crise aiguë. Aujourd'hui, le paysan semble assister passivement à la consécration de la rupture des liens qui l'unissaient à l´arbre sacré. Les structures foncières dans la région et leur caractère juridique sont si complexes, si irrationnels, qu'ils ne se prêtent pas au système de développement et de réhabilitation proposé par les pouvoirs publics. Des actions de réhabilitation sont à entreprendre individuellement pour une large action de sauvegarde de l´oliveraie en Kabylie. En attendant, les oliviers centenaires deviendront encore plus vieux. Ils serviront encore à meubler le décor du paysage kabyle, qui a connu les affres de la guerre, les incendies annuels, mais ils sont si résistants, à l'image de ceux qui les cultivent depuis des millénaires. Avec leurs troncs souffreteux et leurs branchages vert dru étalés, ils contribueront encore à améliorer l'air comme ils réduiront certes l´érosion des sols par le réseau de leurs racines si ramifiées et si denses.