«Au contact des réalités «coloniales», l'humanisme français s'était enrichi, s'approfondissait en s'élargissant pour intégrer les valeurs de ces civilisations (...). Au moment où, par totalisation et socialisation, se construit la civilisation de l'universel, il est question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du régime colonial (...). La négritude, l'arabisme, c'est aussi vous, Français de l'Hexagone!» (Léopold Sédar Senghor, poète, membre de l'Académie française, président de la République du Sénégal (1963-1980) «Esprit», novembre 1962). Qu'est-ce que le français? Du latin, véhiculé par des mercenaires qui ont débarqué chez nous et rencontré des gens qui parlaient gaulois. C'est une langue «métèque», comme toutes les langues. La pureté du français n'existe pas, les puristes, en revanche, existent. Quoi qu'il en soit, les puristes vont contre le français. Les langues ont toujours changé, elles appartiennent à ceux qui les parlent. Plus une langue se répand, plus elle se dilue. Elle perd alors ses attributs pour devenir un code. Pour le linguiste Louis-Jean Calvet, professeur à l'université d'Aix-Marseille «le multilinguisme est une condition de la diversité culturelle. Ce qui n'empêche pas le français de se transformer, de s'acclimater. Si l'on parlait français à la cour du tsar, c'était surtout et avant tout par snobisme. De la même façon qu'il y a aujourd'hui, en France, des précieux ridicules qui forcent leur conseil d'administration à parler anglais. Le français, longtemps apprécié, il est vrai, des diplomates, n'est pas pour autant une langue pure».(7). Rouleau compresseur Pourtant certaines personnalités ou auteurs, à l'instar de l'Antillais Raphaël Confiant, parlent de la rigidité de la norme et de l'impérialisme du français parisien, interdisant l'épanouissement des variétés du français. C'est vrai, en convient le professeur Louis-Jean Calvet que le français officiel est une sorte de rouleau compresseur. L'Académie française a tendance à vouloir trancher pour tous les francophones et sur tous les sujets. Reste que nous avons la possibilité de changer de registre, d'affirmer notre identité en jouant, par exemple, sur les accents toniques. Tous, que ce soient mes étudiants marseillais, les créoles de la Martinique, les Sénégalais de Dakar ou les Congolais de Brazzaville, font vivre cette langue, se l'approprient. Effectivement, tout comme les espèces animales - sous les tropiques, l'ours polaire perdrait sa graisse et ses poils touffus - eh bien, les langues prennent racine et se transforment. L'espagnol argentin est très différent de celui de Castille. De même, il y a un français international, que nous parlons, vous et moi, mais il y a aussi, par exemple, dans les rues des capitales africaines, des formes locales qui sont le produit de l'acclimatation. Ainsi, au lieu de «faire la sieste» on dit «siester»; plutôt que «faire la grève», on «grève»; et on va prendre de l'essence dans une «essencerie». Au Canada, la langue est encore plus vivante et colorée.On parle de «remue-méninges» pour ne pas utiliser le terme de «brainstorming». Enfin, il semble que l'Académie française a adopté le terme de «hittiste» que la vox populi algérienne offre à la langue et la culture française sans faire partie, comme on le sait, de la francophonie. «Je suis, écrit le professeur Louis-Jean Calvet, en effet, serein, à propos de l'évolution de la langue. En revanche, il est dangereux de vouloir imposer l'anglais comme langue unique, dans les instances internationales ou dans certains pays. Il ne s'agit pas de défendre une langue contre une autre, mais de multiplier les échanges. Ainsi, pour ne pas se laisser envahir par l'anglais dans leur vie quotidienne et perdre leur propre langage, les Nordiques (Danois, Suédois, Norvégiens) ont récemment décidé d'apprendre la langue de leurs voisins. Nous menons une démarche similaire au sein de la francophonie en proposant des politiques linguistiques communes». «Si nous parlions tous la même langue, nous perdrions nos diversités de points de vue». L'écrivain malien Amadou Hampâté Bâ disait: «En Afrique, un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.» Eh bien, de la même façon, une langue qui meurt, c'est une vision du monde qui disparaît. Cela dit, une langue trépasse essentiellement parce que ses locuteurs ne veulent plus la parler. Et puis, réjouissons-nous, parallèlement, de nouvelles langues affleurent. Demain, c'est-à-dire dans un ou plusieurs siècles, le français sera multiple. L'avenir du français, c'est de donner naissance à une nouvelle génération de langues, qui seront au français ce que le français, l'italien et l'espagnol sont au latin. «Cependant il ne faut pas diaboliser l'anglais. Souvenez-vous de la paranoïa qui régnait aux débuts d'Internet. On parlait alors de la domination absolue de l'anglais. Il est vrai que le premier système de saisie sur la Toile, le système ASCII (American Standard Code for Information Interchange) n'autorisait pas les accents. Cette diversité montre bien que la mondialisation n'est pas nécessairement synonyme de mort de la différence. Si étonnant que cela paraisse, les anglophones américains sont inquiets devant l'«envahissement» de l'espagnol (certains Etats ont d'ores et déjà accepté le bilinguisme)». S'agissant de la langue arabe, quelle est alors la relation entre la francophonie et le monde arabe? Lors du dernier sommet de la Francophonie à Beyrouth, il y eut sept pays arabes membres de la famille francophone et que ceux-ci représentent un poids considérable, puisque, également, c'est dans ces sept pays qu'il y a, en dehors de la France, le plus de francophones. Il est capital, écrivait Boutros Ghali, pour l'avenir de l'Union européenne et pour les rapports entre le sud et le nord de la Méditerranée, que la francophonie soit une courroie de transmission entre le monde arabe et le monde européen. Et entre le monde arabe et le monde africain.(8). «En mai 2000, nous avons tenu une réunion à Paris sur le thème «Francophonie et monde arabe», à laquelle participaient le secrétaire général de la Ligue arabe et celui de l'Organisation de la conférence islamique. On s'est rendu compte, à cette occasion, qu'il y avait une grande inégalité, puisque peu d'écoles françaises enseignent l'arabe, alors que la majorité des écoles du monde arabe enseignent le français. De même, il y a peu de livres qui ont été traduits de l'arabe au français, alors que beaucoup l'ont été du français à l'arabe. Si nous voulons maintenir l'influence de la langue française, du droit français, bref, toute l'influence française dans le monde arabe, il faut s'intéresser davantage à la langue arabe, à la culture arabe. C'est à travers ce dialogue des cultures qu'on arrivera à renforcer les rapports entre le nord et le sud de la Méditerranée. Vous avez, actuellement, entre 4 et 5 millions d'arabophones qui se trouvent en France et il y en aura, dans les prochaines années, au sein de l'Union européenne, entre 15 et 20 millions, car l'explosion démographique en Afrique du Nord ou en Egypte va amener une main-d'oeuvre abondante».(8). «La francophonie, écrit Youssef Chahine, nous permet de nous organiser, nous Arabes, Africains et autres identités menacées par le rouleau compresseur des industries culturelles américaines car, seuls, nous ne serions pas assez forts pour nous défendre...» L'Algérie: meilleur soutien de la Francophonie Malgré cette inclination à faire partie de la francophonie, il nous parait incompréhensible que la langue arabe perde du terrain en France. Malgré les protestations des pays arabes, la langue arabe a été supprimée de l'agrégation. De ce fait, elle sera de moins en moins enseignée du fait du tarissement en enseignants. Seul, à notre connaissance, Jack Lang ancien ministre de l'éducation nationale a protesté contre cet état de fait, accepté en définitive par les ambassadeurs des 22 pays arabes. Pourtant, sur cette question de la Francophonie, la position de l'Algérie parait plus énigmatique que jamais. En 2002, c'est le président libanais Emile Lehoud, pays hôte du 9e sommet de la Francophonie, qui lui avait envoyé une invitation. Il ne faut pas être obnubilé par les chiffres des populations ayant en commun l'usage du français. La réalité est beaucoup plus morose. D'entre tous les pays potentiels, seule l'Algérie veille sur la langue française au quotidien, depuis plus de quarante ans. Plus des deux tiers des Algériens parlent le français, alors qu'ils étaient moins d'un million à l'indépendance. Même les diplômés étrangers formés par l'Algérie l'ont été, principalement, dans la langue de Molière, propageant à leur tour cette langue dans leur pays. Ses cadres expatriés, ses diplômés qui se chiffrent en milliers, sont autant d'ambassadeurs de la langue française. En Algérie, on n'enseigne pas seulement le français, on enseigne en français. Cela veut dire que les locuteurs de cette langue sont formatés dans le moule de la civilisation française. De plus, cela veut dire que d'une façon ou d'une autre on «consomme» français. «En allant vers la Francophonie, l'Algérie, écrit Tarik Ramzi, profondément «ancrée dans sa culture et son identité arabes» ne renie ni son histoire ni les autres composantes de son identité (arabité, islam, amazighité) telles qu'elles sont consignées dans la Constitution. En somme, tout en cassant les tabous, le Président de la République sait, quand il le faut et sur les sujets sensibles, suivre la politique des petits pas».(9). «Croyez-vous, demandait-on à Abdou Diouf, secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie, que l'Algérie intégrera, un jour prochain, l'Organisation internationale de la francophonie? Je le souhaite ardemment, dit-il. De toute façon, c'est inscrit dans l'Histoire : l'Algérie est plus francophone que la plupart des membres actuels de la francophonie». «Il est souhaitable, aurait dit Jacques Chirac, qu'Alger franchisse le pas de son adhésion à la Francophonie». Voilà pour les voeux. Que peut faire alors, de plus, l'Algérie dans la francophonie? Au-delà de la charge émotionnelle des rapports séculaires, il serait honnête que la France reconnaisse la place particulière de l'Algérie au vu de son action depuis plusieurs décennies en faveur de la langue. Indépendamment du sort injuste qui est fait à la langue arabe et qui ne laisse pas indifférents les Algériens, si la francophonie sort du ronronnement actuel, on pourrait penser à la mise en place en Algérie d'un Institut de la diversité des langues françaises. La langue française cessera, alors, d'appartenir à la France mais à tous ceux qui veillent sur elle et naturellement la réinventent continuellement sans attendre l'imprimatur de l'Académie française. (7).Louis-Jean Calvet «Une langue qui meurt, c'est une vision du monde qui disparaît». Propos recueillis par Marianne Payot. L'Express du 22/11/2004. (8).Boutros Boutros-Ghali «La francophonie doit être un lien entre l'Europe et le monde arabe» Propos recueillis par Pierre Ganz (RFI) et Alain Louyot L'Express du 17/10/2002. (9). Tarik Ramzi : Bouteflika et la francophonie, du volontarisme en politique L'Expression. 24 novembre 2004