«Au contact des réalités «coloniales», l'humanisme français s'était enrichi, s'approfondissait en s'élargissant pour intégrer les valeurs de ces civilisations (...). Au moment où, par totalisation et socialisation, se construit la civilisation de l'universel, il est question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du régime colonial (...). La négritude, l'arabisme, c'est aussi vous, Français de l'Hexagone!» (Léopold Sédar Senghor, poète, membre de l'Académie française, président de la République du Sénégal (1963-1980) «Esprit», novembre 1962). Apparue en 1880 sous la plume du géographe Onésime Reclus pour décrire la communauté linguistique et culturelle que la France constituait avec ses colonies, la «francophonie» s'est aujourd'hui affranchie de cette connotation coloniale pour désigner deux réalités différentes mais complémentaires. «Nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue...» (1). L'Agence de la Francophonie, dont on a célébré les trente ans en 2000, a été portée sur les fonts baptismaux par cinq hommes d'Etat emblématiques, le Tunisien Habib Bourguiba, le Cambodgien Norodom Sihanouk, le Nigérien Hamani Diori, le Libanais Charles Hélou et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Leur préoccupation était de conserver vivaces les liens qu'une histoire et des références communes avaient créés autour d'une langue. Dans son acception la plus large, elle englobe l'ensemble des actions de promotion du français et des valeurs qu'il véhicule sans considération des pays dans lesquels elles s'inscrivent. Elle qualifie l'organisation internationale qui regroupe les 56 Etats et gouvernements qui ont choisi d'adhérer à sa Charte. En France, le suivi des questions relatives à la Francophonie est notamment assuré par le ministre chargé de la Francophonie, qui contribue à la définition des actions menées par l'Etat et par les organismes intéressés au développement de la francophonie et de la langue française. Par ailleurs, il existe le Haut-Conseil de la francophonie (HCF). Cet organe consultatif, autrefois présidé par le chef de l'Etat a été placé, suite au conseil permanent du 10 janvier 2002, auprès du secrétaire général de la Francophonie. Présente sur cinq continents Au nombre d'une trentaine, ses membres, originaires de tous les continents, se réunissent en session annuelle. [RTF bookmark start: BM1] Le français est la langue maternelle de près de 80 millions de locuteurs, ce qui place cette langue au 11e rang dans le monde (sur plus de 2000 langues comptabilisées) et au 9e rang avec 180 millions, si l'on prend en compte le français langue seconde. Enfin, on évalue à plus de 250 millions le nombre de personnes «capables d'utiliser occasionnellement le français». C'est ce statut du français qui fonde sa diffusion dans le monde, sa présence dans les systèmes éducatifs et son enseignement. On évalue à 82,5 millions le nombre d'élèves et d'étudiants qui apprennent le français ou étudient en français à l'étranger, et à 900.000 le nombre d'enseignants concernés.[RTF bookmark end: BM1] En trente ans, la Francophonie institutionnelle a vu le nombre de ses membres passer de 22 à 56. La Francophonie regroupe désormais plus du quart des pays du monde (49 membres à part entière, deux membres associés et cinq observateurs). Ses Etats membres abritent 10 % de la population mondiale, fournissent 11 % de la production mondiale et génèrent 15 % du commerce international. Elle est présente sur les cinq continents et constitue une mosaïque de peuples qui, par-delà leurs différences, nourrissent une ambition politique et culturelle commune : celle de bâtir de véritables Etats de droit et de promouvoir la diversité linguistique et culturelle. «La francophonie, écrit Abdou Diouf, secrétaire général de l'OIF, est facteur de paix. La francophonie entretient au quotidien «le dialogue des cultures» qui, seul, conduit à la paix. S'agissant du partenariat avec les autres aires culturelles et linguistiques, il va sans dire qu'il faut se donner les moyens de dialoguer avec leurs locuteurs dans leurs langues.» C'est par l'alphabétisation, la formation et l'éducation que se gagnera la bataille du développement durable. Certes, la force de la Francophonie est d'avoir tout de suite considéré le combat pour une langue comme celui de toutes les langues. Car ses fondateurs, Senghor, Bourguiba, Diori, Sihanouk, parlaient d'autres langues que le français et portaient avec fierté la pluralité de leur identité et les couleurs de l'indépendance nationale dans leurs pays respectifs. «Ce n'est pas tant le français qui fait la francophonie que sa coexistence avec les langues de l'espace francophone», disait François Mitterrand au Sommet de Dakar. Linguiste et grammairien, Léopold Sédar Senghor ne disait pas autre chose: «Ignorer sa langue natale, c'est se déraciner». On sait la force que Senghor attribuait au diptyque «enracinement et ouverture». L'un n'allait pas sans l'autre. C'est toujours vrai.(2). «La langue écrit Habib Bourguiba est un lien remarquable de parenté qui dépasse en force le lien de l'idéologie (...). La langue française constitue l'appoint à notre patrimoine culturel, enrichit notre pensée, exprime notre action, contribue à forger notre destin intellectuel et à faire de nous des hommes à part entière». (3). S'agissant de la production de biens immatériels qui ne feraient pas l'objet de transactions marchandes, la francophonie a pris la tête du combat pour une convention sur la diversité culturelle, elle a mobilisé les francophones, les hispanophones, les lusophones, les arabophones. Elle a demandé aux «pays ACP» (Afrique, Caraïbe, Pacifique) de se joindre à son combat, ainsi qu'à l'Europe et au «groupe des 77» [réunissant des pays en développement]. Finalement, nous avons obtenu un large consensus à l'Unesco en dépit de l'opposition des Etats-Unis, de l'Australie, de l'Angleterre, des Pays-Bas. Nous avons fait passer l'idée que les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres; par conséquent, ils ne peuvent pas être subordonnés aux normes de l'OMC. Le combat pour le multilatéralisme Devant une mondialisation-laminoir qui ne fait pas de place aux plus vulnérables, l'on assiste à une hégémonie de plus en plus prenante de la culture américaine. Cette vulgate planétaire selon le juste mot de Pierre Bourdieu. Que faire alors pour faire en sorte que l'expression et la production culturelles ne soient pas des produits marchands. La France a pris la tête d'un combat pour conjurer la menace contre la langue française, langue la plus menacée. On comprend le souci de la France de conforter sa langue en faisant appel en premier lieu à ses anciennes colonies africaines. «La francophonie, déclare Jacques Chirac, a vocation à appeler toutes les autres langues du monde à se rassembler pour faire en sorte que la diversité culturelle, qui résulte de la diversité linguistique, que cette diversité soit sauvegardée. Au-delà du français, au-delà de la Francophonie, il nous faut être les militants du multiculturalisme dans le monde pour lutter contre l'étouffement, par une langue unique, des diverses cultures qui font la richesse et la dignité de l'humanité.» (4). «La francophonie, dit Boutros-Ghali, a un rôle à jouer, par rapport à la mondialisation parce que celle-ci risque de démolir la démocratie nationale. Le plurilinguisme a donc un rôle capital, et, dans ce domaine, la francophonie a été précurseur. Nous avons reçu une délégation de la Douma qui nous demandait des conseils pour défendre la langue russe comme nous avions défendu la langue française. Et nous avons créé une commission pour ces aides culturelles qui contribuent à lutter contre l'uniformisation de la planète. Il faut aussi défendre la diversité des cultures, qui est en danger de mort». En juin 2001, à Cotonou, lors de la troisième conférence ministérielle de la culture, les ministres francophones ont souligné la nécessité, dans le contexte des négociations en cours à l'OMC, de ne pas s'engager à libéraliser les biens et services culturels. «La culture ne doit pas plier devant le commerce», a dit avec force le Président Chirac. «Je suis très inquiet, ajoute Boutrous Boutros-Ghali, et je tiens à rappeler, à l'intention de l'opinion publique américaine, que c'est le président Wilson qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, a prôné le multilatéralisme et créé la Société des Nations.» Il convient aussi de rappeler que c'est le président Roosevelt qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, a commencé à discuter avec Winston Churchill d'une nouvelle organisation qui serait fondée sur la démocratisation des relations internationales. Il est étonnant que nous vivions une période où Washington prône l'unilatéralisme, alors que ce sont deux présidents américains qui sont à l'origine de l'idée de multilatéralisme. C'est dans l'intérêt des Etats-Unis de revenir aux sources, car ils ne peuvent jouer seuls les gendarmes de la planète.(5). En définitive, face aux dérives actuelles, la récente mise en garde de Jacques Chirac contre «une humanité où l'on ne parlerait qu'une seule langue» est toujours d'actualité. La mobilisation de la francophonie et des autres grandes aires linguistiques concernées - arabophonie, hispanophonie, lusophonie - a facilité la prise de conscience par les pays du Sud qu'ils ont des intérêts très concrets à défendre en matière de protection du patrimoine, de diffusion de leurs productions culturelles ou de circulation des créateurs. De ce fait, pense Abdou Diouf, un devoir de vigilance s'impose à tous. Le monde est guetté par le monolinguisme, par la pensée unique. Il est de notre devoir de réagir. Non seulement pour défendre notre langue, mais également pour défendre toutes les valeurs de diversité dans le monde. Un monde harmonieux et équilibré ne peut être monolithique. J'aimerais que ce signal d'alarme puisse être relayé par davantage de personnalités francophones, lusophones, hispanophones, sinophones, russophones, germanophones, etc.(6). (1).Onésime Reclus, France, Algérie et Colonies, Hachette, 1880. (2). Message de Abdou Diouf, S.G. de l'OIF, Journée internationale de la Francophonie 20 mars 2003. (3).Habib Bourguiba, Chef de l'Etat tunisien (1957-1987) :Assemblée nationale du Niger, en décembre 1965. (4). Jacques Chirac, Visite officielle. Hongrie 1997. (5) Boutros Boutros-Ghali «La francophonie doit être un lien entre l'Europe et le monde arabe» propos recueillis par Pierre Ganz (RFI) et Alain Louyot L'Express du 17/10/2002. (6) Abdou Diouf: «La francophonie est un catalyseur», Propos recueillis par Axel Gyldèn : L'Express 22/11/2004 A suivre