Ali Benflis, président de Talaie El Houriet Dans le cadre du débat sur la révision de la Constitution et des échanges autour des différentes mesures prises par le gouvernement pour parer aux effets néfastes de la chute des prix du pétrole sur l'économie nationale, Ali Benflis, président de Talaie El Houriet, et un des leaders de l'opposition, a été sollicité pour donner son point de vue. L'Expression: Le pouvoir s'apprête à réviser la Constitution pour, dit-on, jeter les fondements pérennes d'un Etat de droit. Cette démarche vient concurrencer l'initiative de l'opposition. Quelle est votre réaction? Ali Benflis: J'ai examiné assidûment les amendements proposés avec mon regard d'homme politique et d'homme de droit et je ne crois pas un seul instant que le but de la révision constitutionnelle soit celui que l'on prétend. En cette affaire, les non-dits et les desseins inavoués sont plus importants que ce qui est déclaré publiquement. Nous sommes face à un régime politique en fin de parcours dont l'obsession est de s'aménager d'autres sursis. Nous sommes face à un régime politique dont la fin est écrite, mais qui est dans une quête désespérée des moyens lui permettant de se perpétuer. Vous savez, l'histoire de l'humanité ne connaît pas de précédents d'un système totalitaire accomplissant de lui-même une métamorphose en système démocratique exemplaire. J'ajoute à cette conviction plusieurs autres interrogations: de quelle légitimité, le régime politique en place dispose-t-il pour s'autoriser une révision constitutionnelle? La source de l'initiative portant sur une révision constitutionnelle est-elle légitime? Le Parlement qui est appelé à l'adopter a-t-il une légitimité irrécusable? Le Conseil constitutionnel invité à se prononcer sur sa régularité est-il autre chose qu'une institution aux ordres? En quoi la Constitution révisée réglera-t-elle la vacance du pouvoir? De quel apport pourra-t-elle être dans la nécessaire relégitimation des institutions? Le mal profond qui affaiblit et fragilise l'Etat national réside-t-il dans la Constitution ou dans le régime politique lui-même? Voilà les véritables questions qui se posent à nous et auxquelles la Constitution révisée n'apporte pas même un début de réponse. Les réponses attendues à l'ensemble de ces questions essentielles ne viendront que de la transition démocratique et d'elle seule. Pour moi, le projet de révision constitutionnelle est le prototype de la «fausse bonne idée» et du coup à blanc. La crise de régime a préexisté à ce projet et elle lui survivra malheureusement. Dans la Cltd et l'Isco, on parle de la nécessité d'une transition démocratique. Concrètement, comment le projet que vous préconisez peut-il se dérouler et quelles sont les garanties de sa réussite? Il y a dix-huit mois de cela, en juin 2014 plus précisément, j'ai pris l'initiative de proposer un plan cohérent et global de règlement de la crise de régime à laquelle l'Algérie est confrontée. Ce plan a pris la forme d'une résolution spécifique du Congrès constitutif de Talaie El Hourriyet tenu en juin dernier. Je pense que la teneur de ce plan est connue et je ne reviendrai donc pas sur ses moindres détails. Je me limiterai, en conséquence, à relever que la Cltd, le Pôle des forces du changement et l'Isco se rejoignent sur un même constat que je me permets de résumer en quatre points qui me semblent essentiels. Le premier point de convergence concerne le constat d'une vacance avérée du pouvoir dans notre pays. Le second point de convergence concerne l'illégitimité des institutions de la base au sommet du fait de la fraude qui a pris un caractère systémique; le troisième point de convergence concerne l'accaparement du centre de la décision nationale par des forces extra- constitutionnelles qui ont tiré profit du vide au sommet de l'Etat. Et le quatrième point de convergence concerne l'état de totale stagnation dans lequel se trouve le pays comme résultat direct de la vacance du pouvoir et ce, à un moment où s'accumulent et s'aggravent les défis politiques, économiques et sociaux. Ce sont là les éléments constitutifs de la crise de régime dont nous parlons. Or, tous les Etats du monde ne disposent que d'un seul et unique recours lorsqu'ils sont confrontés à une crise de régime: c'est celui du retour au jugement du peuple souverain à travers des élections non faussées. L'Algérie ne saurait indéfiniment faire exception à cette règle universelle. Voilà le point de départ de la transition démocratique que l'opposition nationale revendique et qui devra nécessairement passer par l'impérative relégitimation de toutes les institutions républicaines; c'est alors, et alors seulement, qu'il reviendra à ces institutions relégitimées de s'atteler à l'ouverture du vaste chantier de la modernisation de notre système politique dans son ensemble. L'idée d'une transition démocratique n'arrive toujours pas à mobiliser. Est-ce dû à l'impertinence du projet ou à la faiblesse de ses promoteurs? Dire que les Algériennes et les Algériens ne seraient pas mobilisés autour de la transition démocratique c'est induire qu'ils ne souhaiteraient pas vivre dans un Etat de droit, jouir de tous les attributs de leur citoyenneté, voir leur vote respecté, être représentés effectivement par les institutions de leur pays, savoir que la justice est égale pour tous et être sûrs que l'argent public est bien dépensé dans l'intérêt général. De plus, pour être sûr de savoir si l'idée de transition démocratique mobilise ou pas, encore faudrait-il qu'il existât dans notre pays des instituts de sondage, des centres d'études des opinions ou des instituts de recherche sur les variations dans l'état d'esprit de l'opinion publique. Le régime politique en place ne veut pas entendre parler de ces instruments de mesure et en leur absence il serait hasardeux pour qui que ce soit de prétendre savoir avec certitude ce que pensent ou ce que veulent nos concitoyennes et nos concitoyens. Ce fait, à lui seul, me conduit à être moins catégorique dans mes affirmations dans un sens comme dans l'autre. Il reste, cependant, que durant les deux derniers mois j'ai animé cinq rencontres régionales de Talaie El Houriet à Sétif, à El Bayadh, à Naâma, à Oran et à Annaba. Ces rencontres sont toujours pour moi l'occasion d'être à l'écoute directe de nos concitoyennes et de nos concitoyens; et ce que je retiens en les entendant, c'est que l'idée de transition démocratique a fait un long chemin en leur sein. Ils n'en parlent pas en termes aussi sophistiqués que ceux de nos élites politiques; ils ne la formulent pas en concepts complexes; ils ne la conçoivent pas en phases ou en étapes difficiles à appréhender. Non, en termes simples, francs et sans fioritures ils nous disent qu'ils veulent sentir que l'Etat national leur appartient, que les institutions les représentent réellement et prennent en charge leurs attentes et leurs besoins, que l'administration publique est neutre et impartiale, que la justice cesse d'être à deux vitesses, que leurs droits sont plus respectés, que l'argent public n'est pas livré à toutes formes de prédation, et qu'il est mis fin à l'exclusion et à la marginalisation dont ils sont victimes. N'est-ce pas précisément tout cela que vise la transition démocratique? Le peuple algérien n'est pas génétiquement réfractaire à la démocratie. Comme tous les peuples du monde il aspire à vivre dans un Etat de droit. Tous les Etats qui ont eu à vivre une expérience similaire à la nôtre en sont sortis par une transition démocratique. Ces pays se comptent par dizaines et le moment est venu pour le nôtre de s'engager sur cette voie. Entre un Etat autocratique et un Etat de droit, le choix est vite fait. Je crois que notre peuple ne manque ni de sagesse ni de raison pour savoir que c'est dans un Etat démocratique qu'il trouvera le cadre le plus propice à l'épanouissement de sa citoyenneté, à sa véritable représentation, à la satisfaction de ses aspirations et à la réalisation de ses ambitions. Talaie El Houriet s'est opposé à la LF 2016. On sait que certains partis l'ont rejetée pour des motifs idéologiques. Vous concernant, qu'est-ce que vous reprochez exactement à cette loi? Je lui fais essentiellement cinq reproches majeurs. Je lui reproche en premier lieu, de prétendre être une stratégie anticrise alors qu'elle ne l'est pas. Elle se réduit à un assemblage hétéroclite de mesures disparates et incohérentes ne s'insérant d'aucune façon dans une stratégie d'ensemble mûrement réfléchie. Je lui reproche, en second lieu, son approche purement et strictement comptable de la nouvelle situation créée par le renversement brutal de la conjoncture énergétique mondiale. J'ai eu beau retourner cette loi de finances dans tous les sens, je n'y ai pas trouvé la moindre trace d'une réforme structurelle digne de ce nom. Je regrette personnellement que la grave crise économique actuelle n'ait pas été saisie comme une occasion pour ouvrir, enfin, le vaste chantier de ces réformes structurelles dont le caractère vital n'échappe à personne et que l'embellie financière a permis de dissimuler et de différer. Je lui reproche, en troisième lieu, d'avoir été dépassée par le cours des évènements avant même son entrée en vigueur. Jetez un regard sur les paramètres du cadrage macroéconomique de cette loi de finances et vous constaterez le décalage de tous ces paramètres par rapport à la réalité qu'il s'agisse du taux de change du dinar, de l'inflation, du cours moyen du baril de pétrole sur le marché international, du taux de croissance projeté ou du montant du déficit budgétaire. L'encre de cette loi de finances n'a pas encore séché que pointe déjà à l'horizon une inévitable loi de finances complémentaire pour l'année 2016. Je lui reproche, en quatrième lieu, son caractère profondément inéquitable et discriminatoire en ce qu'elle fait porter le fardeau des ajustements que requiert la crise économique actuelle aux catégories les plus défavorisées et les plus vulnérables de notre société alors qu'elle en exonère par calculs et par complaisance les clientèles économiques du régime politique en place et ses relais rentiers. En cinquième et dernier lieu, je lui reproche de projeter une large ouverture du capital des entreprises publiques sans, qu'au préalable, aient été tirés les enseignements des opérations de privatisations antérieures, assurées les conditions de transparence indispensables dans ce genre d'opération et mis en place les instruments requis à l'effet d'assurer leur régularité. Tout le monde sait que les opérations de privatisations menées jusqu'ici ont abouti à un bradage monumental du patrimoine public économique, qu'elles se sont déroulées dans une opacité absolue et qu'elles ont obéi plus à des logiques clientélistes qu'à une rationalité économique et qu'elles n'ont été d'aucun apport significatif au Trésor public. Rien dans la loi de finances 2016 n'est venu remédier à ces dysfonctionnements et à ces manquements. Louisa Hanoune parle d'une oligarchie qui dicte ses positions au gouvernement. Selon vous, le patronat algérien est-il aussi puissant qu'on le prétend? J'ai pour règle de conduite de ne jamais personnaliser le débat politique. Le patronat algérien pris dans son ensemble est une médiation économique comme toutes les autres médiations qu'elles soient politiques ou sociales. Chacune de ces médiations, indépendamment de sa nature, a le droit de défendre ses thèses, de promouvoir ses positions et de protéger ses intérêts. C'est la règle dans toute vie politique organisée. De ce point de vue, le patronat algérien, comme tous les autres patronats dans le monde, a des droits légitimes et légaux qui doivent être respectés. Après tout, comme je viens de le dire, c'est sur son patronat que le pays compte pour la création de richesses, pour l'offre d'emplois et pour la diversification de ses ressources financières au moyen de la fiscalité. Faisons donc bien la différence entre les capitaines d'industrie qui doivent toujours être encouragés et respectés et le monde de l'affairisme sans scrupule qui gangrène le corps économique de la nation. Pour ce qui me concerne personnellement, lorsque je parle de forces extra-constitutionnelles qui ont accaparé le centre de la décision nationale, je fais référence à l'argent douteux, à ces forces financières parasitaires et non productives qui se sont constituées dans l'orbite immédiate du pouvoir. Je fais référence à ces fortunes amassées grâce à l'accès privilégié à la rente, grâce aux marchés publics de gré à gré et grâce aux rentes de situation dont elles ont bénéficié de la part du régime politique en place. Ces nouvelles forces financières douteuses sont sorties de l'ornière; elles ont pour certaines, bruyamment investi les champs politique et médiatique. Oui, je le dis sans ambiguïté ce sont ces forces-là qui menacent l'intégrité de l'Etat national.