A quoi sert vraiment l'état d'urgence? Si la mesure prise après les attentats du 13 novembre et dont la demande de prolongation rassure les Français, certains doutent de son efficacité et s'inquiètent de son coût pour la démocratie. En vigueur jusqu'au 26 février, le président socialiste, François Hollande, souhaite prolonger de trois mois ce régime d'exception, le temps que soient adoptées une réforme constitutionnelle et une loi pénale renforçant les pouvoirs d'enquête en matière de terrorisme. La droite et le centre y sont favorables, la gauche est plus partagée. Car «l'effet de surprise» de l'état d'urgence sur les éventuels réseaux terroristes est aujourd'hui «largement estompé», a récemment reconnu Jean-Jacques Urvoas, président de la commission parlementaire chargé d'en contrôler l'application. Le bilan peut d'ailleurs sembler modeste: les 2.721 perquisitions, 376 interpellations, 382 assignations à résidence, 500 armes découvertes décomptées par la commission parlementaire n'ont donné lieu qu'à quatre procédures judiciaires liées au terrorisme, selon la Ligue des droits de l'Homme (LDH). Après quelques semaines de sidération provoquée par le pire massacre terroriste en France (130 morts), la contestation contre l'état d'urgence s'organise, regroupant magistrats, institutions, défenseurs des droits de l'Homme, intellectuels, sous forme de pétitions, tribunes et appels à manifester, notamment le 30 janvier à Paris. Le choix du président socialiste de le faire inscrire dans la Constitution, et surtout d'y adjoindre la déchéance de nationalité pour les binationaux condamnés pour crime terroriste, est interprété par eux comme une entorse, voire une trahison des idéaux républicains. L'annonce de cette dernière mesure était réclamée par l'opposition de droite et avant elle par l'extrême droite, et l'ex-président Nicolas Sarkozy a demandé vendredi à François Hollande qu'elle englobe «à la fois les crimes et délits» liés au terrorisme. Mais la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), structure de l'Etat indépendante où siègent personnalités et représentants de la société civile, a estimé que la déchéance de nationalité n'est «d'aucune utilité en matière de prévention des actes terroristes». Elle instaure une «différence de traitement» entre Français binationaux ou non, «radicalement contraire à tous les principes républicains», a ajouté la CNCDH. «Pays de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen», la France «se doit d'être exemplaire dans (ses) réponses» à la menace terroriste, a averti cette Commission. «Pour nous, c'est définitivement non!», ont écrit 70 ONG, dont le Syndicat de la magistrature et les principaux syndicats de salariés, dans une déclaration appelant à manifester le 30 janvier contre «la gouvernance de la peur». Samedi, le Conseil national des barreaux (CNB), qui représente les avocats de France, s'est inquiété de voir se dessiner «un modèle juridique et social qui rompt durablement avec les principes républicains». Mardi dernier, des experts des Nations unies ont recommandé à la France de ne pas prolonger l'état d'urgence, en estimant qu'il imposait des «restrictions excessives et disproportionnées aux libertés fondamentales». «L'état d'urgence n'a pas vocation à durer», a assuré François Hollande le 4 janvier. Mais son Premier ministre Manuel Valls a déclaré jeudi à la BBC que ce régime serait maintenu «le temps nécessaire». «Tant que la menace est là, nous pouvons utiliser tous les moyens», a-t-il ajouté. Pour l'avocat de la LDH Patrice Spinozi, «le piège politique de l'état d'urgence se referme sur le gouvernement», car il «y aura toujours une bonne raison de conserver» ce régime. Dans les faits, la vie de la majorité des Français est peu perturbée par l'état d'urgence, et près de 70% d'entre eux sont favorables à son maintien. Mais des cas d'erreurs, d'abus ou de violences policières injustifiées ont été rapportés. Et l'exécutif peut à tout instant interdire les manifestations publiques, comme il l'a fait à Paris durant la conférence sur le climat COP21. Pour la première fois vendredi, le Conseil d'Etat, plus haute juridiction administrative, a suspendu une assignation à résidence, au motif que l'appartenance de l'intéressé à la mouvance islamiste n'était pas prouvée. Le Conseil d'Etat doit examiner aujourd'hui une requête de la LDH pour une levée immédiate de l'état d'urgence.