Mon défunt mari ne disait et ne parlait, au crépuscule de sa vie que de la valeur de la liberté, de la justice, de la dignité humaine qu'aucun bien matériel ne peut remplacer «La question est urgente, avons-nous été dignes de ce sacrifice? L'Histoire peut devenir un juge intraitable. Serions-nous coupables d'avoir tourné le dos à ceux-là même qui auront été les plus beaux sculpteurs de notre destinée?» «Avons-nous réussi à construire une autre Algérie digne de ce siècle, une Algérie qui rassemble tous ses enfants, et veille à l'épanouissement de tous ses citoyens, aurions-nous vu dès lors mourir tous nos pères, nos maris et nos enfants loin de leur terre, dans d'autres contrées? Mais, comme disait mon mari, Si Lhafid: «Il y a toujours des ambitions démesurées et de carrière, mais surtout des croche-pieds à l'Histoire. «Et cela exige de ses compatriotes, animés par l'espoir de voir leur pays digne du cri du 1er Novembre, à ne compter que sur eux-mêmes comme si nous étions encore au temps de la colonisation. Ils ne doivent pas surtout courber l'échine ou renoncer à leur combat. Car les chemins des libertés sont encore plus longs et plus tortueux que ceux que nous avions vécus du temps de la colonisation. Mon défunt mari ne disait et ne parlait, au crépuscule de sa vie que de la valeur de la liberté, de la justice, de la dignité humaine qu'aucun bien matériel ne peut remplacer. Et selon lui, il a mené un combat pour son pays et le reste, c'est aux jeunes générations de seller leurs chevaux pour continuer la lutte. Si Lhafid, je l'ai connu toujours dans le combat, dans la guerre, l'exil et le militantisme incessant, toujours entouré d'une nouvelle vague de militants de la démocratie. On s'est mariés en 1952, soit deux ans avant la guerre de Libération nationale, j'avais à peine 13 ans. Ensemble on avait connu les deux guerres, contre les Français et celle imposée au FFS par l'armée des frontières, puis l'exil au même titre que nombre de chefs historiques et dignes fils d'Algérie, qui eux et leurs familles se trouvaient au même titre que nous livrés à l'exil, en l'occurrence les enfants d'Aït Ahmed et de Khider qui ne quittaient pas ma maison; ma maison qui était le quartier général et jusqu'à il y a quelques années. Mais surtout, la femme à Khider condamnée par le sort à voyager entre le Maroc, l'Espagne et Paris. Ceux qui ont combattu les Français ont subi ce qu'ils n'ont pas subi à l'Indépendance avec l'armée des frontières», éclate Na Naoura en sanglots avant de reprendre son souffle: «Mon fils, moi, je vis toujours en guerre, une guerre permanente. Bref, depuis que je suis arrivée en fugitive avec mes enfants en France, ma maison est devenue celle du FFS alors en clandestinité, du MCB. C'est à partir de ma maison que tout s'organisait et se décidait avant que la rue ne s'en saisisse. Je revois encore Ait Ahmed, ses enfants, Ali Micili et tous les jeunes militants défiler devant mes yeux. Je pense notamment à Saïd Khelil, Saïd Sadi, Farhat Imazighene Imula, les Aït Larbi, les Mira, Nourdine Ait Hamouda, les Lounaouci, Idir, et beaucoup d'autres dont les noms m'échappent», rappelle Na Nouara qui dira que la mort de Si Abdelhafid Yaha, Ait Ahmed et d'autres encore bien avant réveillent les plus grandes interrogations sur le prix payé par les combattants et militants qui sont entrés ensuite dans l'opposition et ont refusé le joug de l'armée des frontières. Ces militants de l'éveil national de la première heure eurent à subir les pires exactions; les tortures et l'emprisonnement étaient leur pain quotidien. Convaincre un peuple à genoux et soumis que la liberté n'est pas une simple utopie et qu'elle peut être accessible n'est pas une mince affaire. Lutter pour accéder ensuite à cette liberté requiert le don suprême de soi, un dévouement total à la cause nationale. C'est ce que nous ont offert tous ces grands hommes de la trempe de Si Abdelhafid Yaha, Hocine Ait Ahmed, Krim Belkacem, et Abane Ramdane. Et aujourd'hui quand je parle à mes insomnies et mes nuits, tout en faisant une rétrospective, je me dis: avons-nous été «le peuple élu», car nous avons été choisis pour être honorés du plus grand sacrifice qu'il soit. Des femmes et hommes donnant leurs vies pour l'émergence d'un peuple. La question est maintenant urgente, avons-nous été dignes de ce sacrifice? L'Histoire peut devenir un juge intraitable, serions-nous alors accusés de patricide? Serions-nous coupables d'avoir tourné le dos aux bâtisseurs fondamentaux de ce pays, à ceux-là même qui auront été les plus beaux sculpteurs de notre destinée? Enfin, j'ai compris avec le temps et l'âge que la conviction, notre conviction, pour l'indépendance et le combat démocratique qui s'en sont suivis face aux nouveaux colons demeure celle de ces militants connus ou inconnus, complètement désintéressés et entièrement dévoués à la cause, au bien de notre cher pays auquel ils ont tout donné mais qui demeure une succession de luttes inachevées. De ces luttes inachevées, alors que ces âmes exceptionnelles s'éteignent à l'étranger que reste-t-il? Qu'en est-il de l'Histoire qui doit nous être rappelée?Alors toutes les falsifications deviennent possibles et réalités dès lors que l'on permet l'émergence de jeunes générations d'amnésiques. L'heure est grave, ces piliers disparaissent. Les générations à venir ne connaîtront que la version officielle de l'histoire de ce pays. Cette réécriture de l'Histoire est dangereuse, si elle sert l'intérêt de tout autre que les enfants de cette chère terre, elle serait de ce fait une violation et deviendrait alors pure trahison du serment du 1er Novembre qui restera le socle inébranlable de notre nation.»