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L'inépuisable combattant de la liberté
Abdelhafid Yaha. Maquisard, cofondateur du FFS, irréductible opposant
Publié dans El Watan le 15 - 03 - 2012

«Pendant que les sages cherchent le pont, les fous traversent la rivière»
Proverbe croate
Après une vie consacrée au combat pour la liberté, Yaha s'oppose à la dictature en 1962, remonte au maquis et en redescend désabusé. Il s'impose un exil de 24 ans pour revenir batailler encore pour la démocratie après «l'ouverture» de 1989. Mais de nouveau, il est déçu. La vie de Si L'hafid, comme l'appellent ses proches, ressemble à un oued en crue. Loin d'être une sinécure, c'est un parcours saccadé et abrupt comme les majestueuses montagnes du Djurdura qui l'ont vu naître.
Yaha parle de la guerre, de ces héros anonymes. Il évoque les revers subis par l'ennemi, la solitude des djebels, la mort qui rôde. Il convoque sa mémoire pour dire tout le mal qu'il pense de ces atrocités, des luttes intestines qui ont dénaturé la Révolution. Et de s'interroger en silence : «L'Algérie qui a fait tant de sacrifices peut-elle se résigner aujourd'hui à être une pourvoyeuse de harraga désespérés ?» Chez cet homme au franc-parler incisif, dont on devine le peu de goût pour les fanfaronnades et les mondanités, aller droit au but est la meilleure façon d'arriver.Passionné, ce diseur de vérités ne craint personne encore moins ses contempteurs qui ont vainement tenté de le discréditer.
Un homme libre
Face à cet homme résolu, on se croit nécessairement obligé de lui demander de parler de ses passions contrariées, de ses convictions ancrées jusqu'à l'entêtement, des trahisons, de ceux qui ont cheminé avec lui, de son combat inabouti qui reste le centre et le sens de sa vie. D'entrée, il plante le décor. «Pour nous les Yaha, rejoindre la lutte armée, c'est comme épouser une religion, onze hommes et femmes de la même famille embarqués dans l'une de plus belles guerres de décolonisation du siècle dernier.»
Abdelhafid est né dans un petit village du Djurdura, Takhlijt Ath Aïsou, le 26 janvier 1933, dans la tribu des Ath Ililten. C'est ici que Fadhma N'soumer, l'héroïne de la résistance contre l'occupant français, a livré son ultime bataille.
Happé par la politique grâce au scoutisme, ses premières années ont déterminé sa vie militante, de maquisard et d'homme politique. C'est le PPA qui eut ses préférences, car «c'était le plus radical des partis nationalistes, alors que les autres formations surfaient sur des formules d'association, voire d'assimilation avec la France, le PPA revendiquait rien moins que l'indépendance, la plupart des scouts avec lesquels j'ai fait mes premières armes ont rejoint les rangs de l'ALN. Beaucoup d'entre eux y ont perdu la vie.
A la mi-mars 1947, Messali Hadj est venu à Michelet. Cela a marqué l'adolescent que j'étais. Des jours durant, il a plongé les habitants de tous les villages de la Haute Kabylie dans une espèce d'effervescence. Messali jouissait d'une aura sans égale en Kabylie avant le déclenchement de la Révolution. Ce jour-là, j'étais parmi les jeunes scouts qui avaient constitué une haie d'honneur au leader et de son adjoint Hocine Lahouel. On l'adorait, car il avait un charisme que nul autre ne possédait. En passant au milieu de la haie, il m'a touché la tête, j'étais aux anges. J'ai perçu ce geste comme une bénédiction.
A la fin de la cérémonie, le Zaïm et Lahouel avaient été invités par Amirat Cheikh, mon père spirituel, celui-là même qui a lancé la Révolution à Michelet. Cheikh a été arrêté, et depuis 1948, il n'a cessé de guerroyer. C'était un exemple à suivre, car il a toujours respecté ses convictions, contrairement à Messali qui a tourné le dos à la réalité en allant à contrecourant de l'histoire. Pour moi, il a trahi la cause et je ne sais qui lui pardonnera les dizaines de morts arrachés à la vie par les éléments du MNA. C'est une tache noire qui ternira à jamais le mouvement national.»
Poussés par la malvie et la misère, des milliers d'hommes sans espoir durent émigrer, dont le père de Abdelhafid qui reviendra en 1949 pour marier son fils, âgé alors de 16 ans.
Marqué lui aussi par un sort contraire, Abdelhafid émigre à son tour à Charleville Mezieres en France où son père travaillait dans la fonderie Wiem. Autodidacte, Abdelhafid prenait des cours du soir après le travail «car je savais que l'accès au savoir me ferait progresser».
Le jour fatal
Notre homme milite au sein du MTLD, mais est vite déçu par le comportement du Zaïm qui s'était taillé un costume de leader dans lequel il se complaisait, pensant qu'il y était pour l'éternité.
Désespéré et dépité par ces luttes intestines sans fin, Abdelhafid décide de rentrer au pays, «pour prendre le pouls de ce mouvement révolutionnaire naissant attendant le jour fatal. Ce jour prévisible a fini par arriver le 1er Novembre 1954, les boussoles du colonialisme se sont affolées. Les certitudes centenaires d'un ordre injuste, brutal et raciste ont vacillé sur leurs fondements, et le peuple algérien a redressé son échine courbée par plus de 100 ans d'injustice et de mépris».
«Je suis monté au maquis à l'âge de 21 ans dans la région de Michelet sous la houlette du chef de secteur Merzouk Aït Ouamara, dit Si Abdallah. La population nous a soutenus. Les hommes et les femmes unis ont lutté ensemble, et je peux dire que l'émancipation de la femme a commencé dans les maquis. C'est grâce à elles qu'on a pu poursuivre le combat.» Dès le début, Yaha s'est engagé résolument pour la cause nationale : «Ma chance, c'est que je n'ai jamais été arrêté.» Parmi ses nombreux faits d'armes, l'attentat perpétré contre l'administrateur général de la commune mixte de Michelet qui avait fait grand bruit à l'époque. Mais, admet-il, «nous avions plus à faire en 1962 que pendant les durs moments des maquis. J'étais aux côtés de Mohand Ould Hadj. Je tenais le commandement de Tizi Ouzou qui abritait le PC de la wilaya. On pensait à ces compagnons fauchés à la fleur de l'âge, à ces courageux anonymes qui ont bravé l'horreur, à ces familles brisées par la guerre, à ces existences désastreuses et à ces générations bouleversées.»
Ils étaient jeunes, mais ils ont eu des responsabilités politiques et militaires qu'ils ont assumées sans démériter. En 1962, la situation était presque intenable. «Les veuves venaient quémander pour survivre, des milliers de prisonniers sortaient de prison sans argent, sans domicile fixe. Il fallait s'occuper de tout ça, des civils et des militaires sans moyens. On n'a rien reçu du pouvoir central basé à Alger. On n'a pu survivre que grâce aux cotisations de la population livrée à elle-même. On était en plein été de la discorde, et la population exaspérée, lasse, désabusée criait : ‘‘Sebaâ snin barakat !'' (Sept ans ça suffit !) face aux appétits du pouvoir qui gangrenaient la scène politique.
Avant l'arrivée de l'armée des frontières, j'ai occupé le siège de la Radio et de la Télévision avec Si Moh Chérif Chemam, un homme intègre et courageux, officier de l'ALN qui a été arrêté par la suite et fusillé avec deux autres gradés. Face à la nouvelle oppression, qui sévit depuis l'indépendance, j'ai pris mes responsabilités pour poursuivre la lutte. Il était dans le droit fil de la plateforme de la Soummam de nous opposer au pouvoir personnel et afin de continuer le combat inachevé pour la liberté et la démocratie, je me suis dressé avec d'autres anciens militants nationalistes contre le régime autoritaire de Ben Bella-Boumediène.»
Avec Mohand Oulhadj
«En juin 1963, à l'initiative du colonel Mohand Ould Hadj, Krim Belkacem et moi-même nous avons décidé de lancer un mouvement d'opposition. Deux mois plus tard, celui-ci prendra le nom de Front des forces socialistes (FFS).
Il y avait détournement de la Révolution. Comment peut-on accepter la dictature alors qu'on avait tenu tête à la quatrième puissance mondiale ?On a choisi l'opposition à ce fait accompli, car Krim Belkacem, Salah Boubnider et d'autres avec nous nous prônions la légalité et la légitimité. La population était avec nous, car elle en avait marre de la guerre, elle était à bout de souffle et voulait goûter aux joies de la libération.
La situation était critique, Krim, Oulhadj et moi-même et Allouache, porte-parole de la Wilaya IV, étions prêts pour lancer un parti. J'ai été envoyé pour voir Aït Ahmed à Alger afin de lui soumettre le projet. Il m'a dit qu'il fallait attendre les résultats des discussions entre Ben Bella et Fethi Dib, le chef des renseignements égyptiens, pour être fixés. Boudiaf, Boubnider et tant d'autres étaient emprisonnés. Un soir, on s'est donné rendez-vous avec Aït Ahmed, et on a discuté de ce projet jusqu'à l'aube. Il ne voulait pas marcher avec nous. On a été très déçus, mais on a poursuivi notre projet. Bien après, on l'a associé de même que Belkaïd et Ali Amar qui venaient du PRS. Le FFS était né en septembre 1963, Ben Bella nous a appelés pour négocier. La conférence afro-asiatique à Alger était en préparation. Khider avait fait défection, et Boumediène préparait son coup. Ben Bella voulait nous utiliser pour écarter Boumediène qu'il avait, entre-temps, envoyé en mission au Caire.»
Un long exil
«Je devais, avec Omar Oussedik, négocier avec le président, mais Zbiri avait tout raconté à Boumediène en le prévenant de ce qui se tramait. Les accords étaient prêts le 16 juin, mais le 19, Boumediène avait déjà réussi son coup. Il ne nous restait, Omar Oussedik et moi, qu'à prendre nos précautions. On est partis à Djebel Koukou où on a été recueillis par un ami, Aït Menguellet. Peu après, on a repris les négociations avec Cherif Belkacem, chef de Parti, qui a dit respecter les accords conclus avec Ben Bella en faisant même miroiter une aministie générale, mais ce n'était qu'un leurre, car on avait appris que nous étions menacés et que notre vie était en danger. C'est pour cela que je suis parti en France, où j'ai continué à militer contre la dictature jusqu'à l'ouverture dite démocratique en1989.
C'est à cette date que suis je rentré au pays. Je pensais au fond de moi-même que c'était une ouverture de ‘‘façade'', mais je me suis résigné quand même à tenter l'expérience. J'ai remis le parti sur les rails, j'ai tenu des meetings jusqu'au moment où on m'a exigé l'agrément. Mais ne suis-je pas reconnu de facto dès lors que j'avais négocié avec le pouvoir ?
J'ai eu des démêlés avec Aït Ahmed qui voulait accaparer les rênes du parti. J'ai lutté. Pendant 4 ans, j'étais en justice avec le ministère de l'Intérieur, mais l'agrément finira par être octroyé à Aït Ahmed.» De guerre lasse, Yaha jettera l'éponge, mais il rebondira en créant le Front des forces démocratiques au début des années 1990. Le nouveau parti ne fera pas long feu et ne restera pas particulièrement dans les mémoires.
«Je me suis rendu compte que tous les partis sont sponsorisés par les services. Le FFS actuel ? Comme ils ont usurpé le FLN authentique, celui du combat et du serment, ils ont fait de même pour le FFS. Pour moi, tant que les mêmes pratiques persistent, le pays n'avancera pas.» Comment conçoit-il l'écriture de l'histoire de l'Algérie ?
«Je pense qu'il est temps d'en finir avec les guerres de mémoires. Notre devoir en tant qu'acteurs est de témoigner pour donner des matériaux aux historiens. De rappeler que l'indépendance a été arrachée au prix du sang de milliers d'Algériens que l'histoire a passé à la trappe. Même s'il ne faut rien céder sur la mémoire et les 132 ans de colonisation, il n'est pas question que le régime en place prenne en otages le présent et l'avenir de notre peuple. L'Algérie d'aujourd'hui est-elle celle dont nous rêvions dans les maquis ? Assurément non…»
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