Poète, dramaturge, chroniqueur et romancier, Karim Akouche nous livre dans cette interview tous les recoins de son roman et de son univers littéraire et, chemin faisant, il assène ses vérités: liberté, libération, subjectivité, désobéissance, rêve, rire, magie, etc. L'Expression: Allah au pays des enfants perdus est, dans le roman, le titre d'une chanson qu'un de tes personnages entonne à chaque fois qu'il se sent égaré. Veux-tu dire, en donnant ce titre à ton roman, que ton personnage n'a pas une idée claire de Dieu, ne le connaît pas et qu'il ne le conçoit que comme refuge, voire un moyen d'apaiser la culpabilité qui le ronge? Karim Akouche:«Allah» est partout présent en Algérie. Là où je passe, j'entends un chapelet d'expressions galvaudées, toujours les mêmes: «hamdou Allah, macha Allah, besmi Allah...» «Allah» est à la mosquée, dans les cafés, dans les marchés, à la maison, au téléphone, à l'école, à la radio, à la télé, etc. On le met à toutes les sauces. On le dit pour faire une amabilité, mais aussi pour berner. Le slogan préféré des Algériens est Allah ghaleb. Il résume à lui seul le fatalisme qui les étourdit. Mon livre est, en quelque sorte, la version désenchantée du conte Alice au pays des merveilles. La littérature est par essence l'art du non-sacré, l'art profane. Le mot latin profanus signifie lieu au-delà du temple. Le roman a horreur des sanctuaires. Sa mission est aussi bien de désacraliser les religieux, déchoir les dieux, vulgariser les prophètes qu'honorer les fous, les pauvres et les marginaux. Avec sa chanson, Ahwawi, mon personnage central, veut s'attaquer au dogmatisme. La religion prend beaucoup de place chez les Algériens. L'article numéro 2 de la Constitution stipule que l'islam est la religion d'Etat. En Algérie, les nouveau-nés arrivent au monde avec l'étiquette collée au front: «Musulman». La liberté de conscience n'existe pas. Faute de revendiquer ses droits, le citoyen brandit sa foi. Le citoyen n'existe pas réellement, il est englouti par le «croyant». Tes personnages sont pour la plupart désignés par des surnoms (Zar, Zof, Caporal...) C'est dire que même quand on cesse d'être «l'Arabe» de Camus, l'étranger, on n'arrive toujours pas à avoir un nom complet. Pourtant, c'est un Algérien qui écrit. Sommes-nous, comme dirait Kristeva, étrangers à nous-mêmes? Tout à fait. Nous sommes étrangers à nous-mêmes et, pour citer Aragon, «en étrange pays dans mon pays lui-même». Le choix de donner à mes personnages des surnoms, parfois des sobriquets, est délibéré. Tout comme moi, mes personnages n'existent pas entièrement. Quelque chose manque à leur identité. Ils vivent à la périphérie du monde. Ils se meuvent au gré des vents de l'histoire. Ils sont des citoyens de seconde zone. J'ai récemment écrit une tribune sur ce sujet dans le Huffington Post que j'ai intitulée: L'Afrique droit retrouver son Nord. J'ai scruté mon passeport et ma carte d'identité: il n'y a pas la langue de ma mère. Je n'y ai trouvé que le déni, le faux et l'absurde. Je suis ce que je parle: un Amazigh. Faire de moi ce que je ne suis pas est un crime identitaire. Vers la fin du roman, le personnage principal tue le Caporal, celui qui incarne l'ordre établi, le père. Ce faisant, il casse le cercle oedipien, il se désoedipianise, comme dirait Deleuze, il se libère. Pourquoi as-tu mis en scène un acte de libération individuel au lieu d'un acte collectif? Qu'est-ce que l'individu représente pour toi? Le Caporal représente l'Etat. Il porte plusieurs casquettes. Il est schizophrène. Il est à la fois passeur et juge. Il aide les candidats à l'émigration à fuir avant de les faire intercepter et les condamner à la prison. Ahwawi, en découvrant la supercherie, étrangle le Caporal. Par ce geste, il se révolte contre l'ordre établi, contre l'Etat, contre le système, contre le père. Il s'en libère, du moins symboliquement. L'acte de libération ne peut être qu'individuel, car le collectif est plongé dans la torpeur. Ahwawi, comme tout artiste qui brise les tabous, est incompris par non seulement les autorités, mais aussi par la société. L'individu n'existe pas en Algérie puisqu'il doit rendre compte à la communauté de l'ensemble de ses actes. Il est très difficile de se retrouver seul en Algérie, de vivre sa subjectivité, son art, sa poésie, ses amours. On est tout le temps jaugé, noté, contrôlé, jugé, réprimandé, ce qui asphyxie la réflexion et l'art. L'humour, le burlesque, le grotesque et la bouffonnerie traversent ton roman de fond en comble. On y trouve également une touche de réalisme magique. Cette esthétique cherche-t-elle à cacher une réalité amère ou se veut-elle un instrument de résistance contre elle, un moyen de l'apprivoiser? Le réalisme magique fait partie de notre culture orale. On le trouve notamment dans les contes amazighs. Si j'ai fait appel par endroits à ce moyen, c'est pour dire que le réel chez nous détrône souvent la fiction. Cette esthétique a-t-elle été utilisée dans le but de cacher une réalité amère? je ne le pense pas. Est-elle un instrument de résistance contre la violence quotidienne et le temps inhumain? probablement! J'aime la littérature sud-américaine où le courant de réalisme magique est omniprésent. J'aime Alejo Carpentier, Gabriel García Márquez et Juan Rulfo. Ils ne se sont pas contenté de décrire leur société, d'illustrer leur époque ou de défendre des idées. Ces écrivains étaient au service de l'art littérature. Ils ont développé de véritables esthétiques du roman. C'est en lisant La métamorphose de Kafka que Márquez a compris qu'«il était possible d'écrire autrement». La littéraire doit être élastique, c'est l'art de tous les possibles. La littérature nord-africaine a souvent comme toile de fond des études sociologiques, historiques ou psychologiques. C'est cela qui a fait certes ses forces, mais également sa faiblesse. Pour se renouveler, elle doit se dissocier des thématiques désuètes, surexploitées, de l'engagement, de la violence, comme le colonialisme et le terrorisme. Pour ce faire, la nouvelle génération d'écrivains doit exploiter de nouveaux espaces restés presque vierges, comme le rire, la satire, le cynisme, le burlesque, le grotesque, l'absurde et l'ironie. Allah au pays des enfants perdus est un roman-théâtre. Chacune des scènes que tu décris nous fait penser aux planches du théâtre. Une nouvelle vision du roman, de la littérature, du monde? Chez nous, le trottoir, la place du village, le marché et le café sont des planches du théâtre. Les personnages de mon roman étant méditerranéens, parlant avec de grands gestes et des éclats de voix, j'ai appliqué les contraintes du théâtre à l'écriture romanesque pour les rendre crédibles. John Steinbeck a déjà utilisé ce procédé dans Des souris et des hommes. Je crois avoir réussi à respecter seulement deux contraintes: l'unité de temps et d'action, pas celle de lieu. Dans mon roman, il y a une combinaison de grandes et de petites actions, ce qui m'autorise à qualifier Allah au pays des enfants perdus de roman-théâtre. Karim Akouche est, en plus d'être romancier, poète et dramaturge. Mais ni ton théâtre ni ta poésie ni ta prose ne sont comme les autres. Tu changes les doses pour chaque genre certes, mais tu joues toujours sur les trois registres en même temps. Comment conçois-tu l'écriture littéraire? L'écrivain doit éviter le lyrisme facile et la dictature de la métaphore. L'écriture doit être l'exercice qui libère l'esprit et de l'écrivain et de son lecteur. C'est le contraire de la contrainte. L'écrivain ne doit pas écrire pour plaire et il ne doit surtout pas avoir peur de déplaire. Il doit écouter la voix de ses entrailles, le rythme de son pouls, son intuition, sa folie, ses angoisses, ses révoltes, ses semblables, la nature, l'enfant perdu en lui, la mort qui le guette. La quête de l'écrivain doit être l'art et non la raison, l'esthétique et non le discours. Le discours doit s'effacer sous le flot des images, derrière la beauté de l'écriture, le style, la musique des mots.