Quels rapports entre le journalisme et la littérature ? La distinction entre ce métier et cet art est souvent mise en exergue. Pourtant, les points communs sont nombreux et s'affirment jusque dans l'échange de critiques mutuelles. Evidemment, les deux domaines sont fortement liés, à commencer par leur usage commun de l'écriture. Certes, les deux modes d'écriture, journalistique et littéraire, sont différents tant dans le fond que dans la forme. Le journaliste doit se conformer aux limites spatiales du nombre de signes de son article et aux limites temporelles de la«deadline». De plus, l'exigence de rapporter des faits à même d'intéresser le plus grand nombre dicte souvent le choix des sujets et impose un style accessible à tous les lecteurs potentiels. Cela sans parler de la ligne éditoriale du journal, des articles sur commande ou encore des différentes formes de censure plus ou moins affirmées... Autant de contraintes qui semblent peser sur le journaliste en contraste avec la liberté absolue revendiquée par l'écrivain, seul maître à bord de son entreprise de création littéraire. En effet, s'ils subissent d'autres formes de contraintes éditoriales, peu d'écrivains vous diront qu'ils ont choisi un sujet en fonction de l'intérêt du public ou sur la demande d'un éditeur… Même quand cela est le cas. Par ailleurs, la durée de vie d'un article dépasse rarement le jour ou la semaine de sa parution. La différence est grande entre le livre conservé dans les bibliothèques pour des années, voire des siècles, et le journal rapidement recyclé en emballage à sardines ! La littérature semble donc trôner au sommet de l'échelle scripturale et ses tenants ne manquent pas d'afficher un certain snobisme envers les plumes encartées dans la presse. Les points de rencontre des deux écritures sont pourtant manifestes. Elles ont d'ailleurs fait l'objet d'une passionnante rencontre lors du dernier Salon international du livre d'Alger. Durant deux jours, une trentaine de journalistes et écrivains (Habib Ayyoub, Youcef Dris, Arezki Metref…) ont débattu de la question sous différents angles. Le journalisme, qui s'est affirmé au cours du XIXe siècle, a entretenu, dès son apparition, des rapports étroits avec le monde littéraire. En raison même de ses contraintes, le journalisme est une école de discipline d'écriture qui n'a pas manqué de séduire certains romanciers. Emile Zola conseillait d'ailleurs de son temps les jeunes écrivains à exercer d'abord leur plume dans la presse. Les contraintes d'économie et d'efficacité de l'écriture journalistique ne sont pas sans rappeler celles des poèmes à forme fixe d'antan ; à la différence qu'il ne s'agit pas là d'impératifs purement esthétiques, mais d'un effort constant pour forger un langage au plus près des faits. La littérature moderne, en prise avec la réalité, n'a pas manqué d'emprunter aux techniques journalistiques. Cela est particulièrement notable chez des écrivains américains du siècle dernier, à l'exemple de Dos Passos ou de Truman Capote, auteur du «roman» De sang-froid : récit véridique d'un meurtre multiple et de ses conséquences, entièrement basé sur des faits réels. Un siècle avant, Balzac s'intéressait déjà de près au monde de la presse et préparait ses romans avec des notes et des entretiens à la manière des enquêtes journalistiques. Ces liens entre journalisme et littérature existent donc bel et bien et ils sont particulièrement visibles en Algérie où beaucoup d'écrivains, d'hier et d'aujourd'hui, ont aussi exercé le métier de journaliste à un moment de leur carrière ou durant tout leur parcours, en parallèle à leur production littéraire. Les exemples ne manquent pas et ce cas est quasiment la norme, de Kateb Yacine à Kamel Daoud en passant par Tahar Djaout. Ce dernier affirmait toutefois que le journalisme était pour lui un simple «gagne-pain». Autrement dit, un pis-aller du moment où il est très difficile de vivre uniquement de sa production littéraire. Difficile à croire quand on connaît la belle et courageuse carrière journalistique de Djaout ! C'est pourtant le même son de cloche que l'on entend chez la plupart des auteurs algériens exerçant le métier de journaliste. «Pour être franc, au départ je suis venu au journalisme pour gagner ma vie. Je n'y cherchais rien d'autre qu'un emploi et un salaire, avoue Bachir Mefti. C'était le début des années 90', j'étais étudiant et j'avais besoin d'argent, ne serait-ce que pour acheter mes livres. Naturellement, en tant que jeune homme rêvant de littérature, le journalisme était le métier dont je me sentais le plus proche». Plus qu'un gagne-pain, la pratique du métier de journaliste ne manque pas d'influer sur la production littéraire. Les études ne manquent pas qui montrent les interactions entre articles de presse et œuvres littéraires. Qu'il écrive un poème, un roman ou un reportage, l'auteur reste le même homme, travaillé par les mêmes préoccupations, les mêmes idéaux et les mêmes rêves. Une influence mutuelle s'opère donc forcément. Elle est manifeste dans la littérature réaliste ou dans les romans journalistiques des auteurs américains évoqués plus haut. Mais elle existe aussi dans les romans à l'imagination débridée d'un Gabriel Garcia Marquez. Le prix Nobel de littérature colombien était également un brillant journaliste, auteur de reportages au style unique et initiateur de la Fondation du nouveau journalisme ibéro-américain. L'auteur de Cent ans de solitude, chef-d'œuvre de réalisme magique, revendiquait la profonde influence de sa formation journalistique sur l'ensemble de son œuvre : «Toute ma vie j'ai été un journaliste. Mes livres sont des livres de journaliste, même si cela se voit peu. Pourtant, ces livres sont plein d'investigations et de recoupements d'informations, de rigueur historique, de fidélité aux faits, qui dans le fond sont des grands reportages romancés ou fantastiques, mais dans la méthode de recherche et de maniement de l'information et des faits sont du journalisme». Voilà qui redonne tout de même un peu de prestige à la profession. La double expérience de la presse et de l'écriture littéraire ne manque pas d'enrichir les deux écritures et les deux domaines. En Algérie, «l'écrivain-journaliste a pu libérer la presse algérienne de son contenu populiste et de son caractère dogmatique», estime Saïd Khatibi, ajoutant : «D'autre part, on remarque clairement une empreinte du journalisme sur la littérature. De nombreux noms représentatifs de la littérature algérienne sont passés par le journalisme.» Par ailleurs, la presse peut offrir une matière intéressante pour l'écrivain en quête de sujet pour une œuvre. Il existe ainsi un nombre incalculable de romans inspirés directement ou indirectement d'un fait divers lu entre les pages d'un quotidien. Dans la littérature algérienne, de tout temps axée sur la réalité sociale et politique du pays, la presse est une intarissable source d'inspiration. A son tour, la presse algérienne, particulièrement depuis la libéralisation du secteur, n'hésite pas à «porter la plume dans la plaie», pour paraphraser Albert Londres. La trajectoire scripturaire de l'écrivain soucieux de transformer sa société ne manque pas de croiser celle du journaliste chargé d'en témoigner. On rencontre ainsi des écritures empruntant au «style journalistique» dans plus d'un roman. Un écrivain nous avait confié à ce sujet : «Du moment où vous avez une carte de presse et que vous écrivez un roman, on dira d'une manière ou d'une autre que vous avez un style journalistique.» Ce fameux style journalistique qu'on a d'ailleurs beaucoup de mal à définir, tant il évolue constamment. Il n'y a d'ailleurs pas un, mais plusieurs styles journalistiques selon les genres, les supports et les auteurs. Loin de se limiter au simple rapport de faits, la palette de styles et possibilités d'écritures dans la presse est bien plus large. De la dépêche au billet d'humeur, en passant par la critique ou l'enquête, les genres journalistiques sont au moins aussi variés que les genres littéraires. D'autre part, le reporter pris par sa passion pour un sujet se retrouve, tel ce personnage de Molière, à «faire de la prose sans le savoir». Bien plus, il existe une «poétique du reportage» qui brouille les frontières entre journalisme et littérature. Les grands reportages de Joseph Kessel, John Steinbeck ou Ernest Hemingway se lisent aujourd'hui encore comme des morceaux de bravoure du journalisme narratif. On citera également le cas extrême du journalisme gonzo, popularisé durant les années 60' par l'Américain Hunter S. Thompson qui prônait une subjectivité sans limites, allant jusqu'à rédiger des articles sous l'emprises de drogues… Bref, s'il existe aujourd'hui des recherches universitaires et des recueils de «journalisme littéraire», c'est que la matière existe bel et bien. Une belle plume journalistique se reconnaît dès les premières lignes, tout comme on reconnaît un bon écrivain dans la moindre de ses phrases. D'aucuns estiment qu'une certaine dose de talent littéraire est nécessaire pour faire un bon journaliste. «Je ne ferais pas totalement confiance à un journaliste qui n'a pas de rapport avec la littérature et qui ne lit pas de romans, dira Bachir Mefti. Un bon reportage est fait de narration et de description. Il y a le récit des faits, mais il y a aussi les images et l'imaginaire.» En ce sens, les écrivains exerçant dans la presse jouissent d'une certaine liberté par rapport au commun des journalistes, affirme encore Mefti. On attend de leur part un «supplément d'âme», à même d'élever leurs écrits au-dessus de l'impitoyable enchaînement des actualités. Le monde de la presse accompagne les écrivains dans leur carrière de plusieurs façons. Beaucoup d'écrivains publient des textes dans la presse sans être pour autant journalistes de métier. On pense aussi aux grandes œuvres romanesques publiés en feuilleton dans les journaux du XIXe siècle. Une pratique passée de mode mais qui existe toujours sous de nouvelles formes. En effet, les nouvelles plumes et les romans qui ne trouvent pas d'éditeurs se publient de nos jours sur Internet. Sur les blogs ou sur les réseaux sociaux, de nouvelles formes d'écriture trouvent un espace d'expression. D'autre part, le genre littéraire du feuilleton à proprement parler existe toujours sous la forme audiovisuelle, qui n'en est pas moins basée sur un scénario écrit. Le monde de l'édition, à son tour, se rapproche de la presse en publiant régulièrement des recueils de chroniques ou des enquêtes journalistiques. Autant de genres qui se taillent aujourd'hui une bonne place sur les étages de nos librairies aux côtés des romans, de la poésie et des essais. Enfin, la presse, qu'elle soit généraliste ou spécialisée, joue un rôle déterminant dans la réception d'une œuvre. Un article peut en effet déterminer le succès ou l'échec d'une nouvelle parution. La critique journalistique est certes moins académique que la critique universitaire, mais son pouvoir prescriptif sur les goûts du public est autrement plus important. Aujourd'hui, les éditeurs savent qu'une critique, fut-elle négative, ne manque pas d'attirer l'intérêt des lecteurs. En Algérie, la presse ne joue pas totalement de son pouvoir sur le monde de l'édition comme cela peut s'observer dans d'autres pays où la critique littéraire est plus développée. «La presse culturelle suit surtout des auteurs (individus) et non pas la littérature comme un ensemble d'œuvres, dira Khatibi. La presse culturelle se focalise trop sur l'auteur (le people !), celui qui attire le plus grand nombre, et peu importe s'il est bon ou mauvais écrivain». L'espace réservé à la littérature et, plus généralement, à la culture reste insuffisant car considéré «pas très rentable», déplore Mefti. Les écrivains estimeront toujours que la littérature n'est pas assez bien lue et la presse pas assez bien écrite. Ces deux sphères, si proches et si lointaines l'une de l'autre, n'ont pourtant pas fini de cohabiter et de dialoguer.