Nous sommes seuls à savoir ce que nous sommes et pourquoi nous sommes. Tel est sans doute souvent exprimé un des sursauts de fierté par lequel l'Algérien fait face aux inepties définitives, mais récurrentes, de certains historiens étrangers se disant «spécialistes» de l'Histoire de l'Algérie. Cela dit, il n'est pas question du tout d'ériger par là le stupide tabou qui établirait que l'Histoire de l'Algérie serait du ressort exclusif des Algériens. Non, le souci des Algériens est seulement d'exiger que tout ce qui se rapporte à leur Histoire ne soit pas l'objet de la demi-mesure ou du jugement tendancieux de quelque «professionnel» au long rêve plein d'anecdotes irréalisables. Cependant, on constate bien qu'en ces temps d'incertitude, voire de doute ou même de soupçon, il est des Algériens qui, faute d'information faisant autorité et surtout faute d'une école compétente et humble pour enseigner l'Histoire, s'interrogent encore sur leur identité nationale. Aussi me plaît-il d'annoncer que le gros ouvrage intitulé Târîkh al-Djazâir fî l-qadîm wa l-hadîth (Histoire de l'Algérie dans le passé et le présent) (*) de Moubarek ben Mohammed El Mili pourrait constituer un moyen d'approche juste et pédagogique pour une meilleure connaissance d'une partie essentielle de l'Histoire de notre pays. Publiée en deux volumes et rédigée en un arabe clair - et peut-être «la première dans la langue du «dâd»» comme l'écrivait au sujet de la toute première édition (1928) du tome 1, l'immense Cheïkh Ben Badis dans une lettre enthousiaste à l'auteur - cette Histoire défriche les siècles de l'âme algérienne enfouie, dénaturée, dénigrée, par des historiens occidentaux attelés au char colonial et spécialement armés pour combattre toute évidence de l'existence de l'Algérie. Le travail de Moubarek ben Mohammed El Mili, solidement étayé de références puisées à diverses bonnes sources en langue arabe et en langue française, est complet en ce qui concerne les Temps étudiés : le pays d'Al-Djazâir avant (depuis les origines de ses habitants jusqu'à la Berbérie constituée) et après l'arrivée des Arabes (depuis leur installation en «Afrique du Nord» - et particulièrement dans «le Maghreb central» - jusqu'à la fondation des dynasties et des royaumes arabes et berbères successifs). Le tome 2 est paru en 1938 à Constantine. On sait la formation et les qualités intellectuelles, la grande culture et le nationalisme de Moubarek ben Mohammed El Mili et son rôle important et multiple dans le mouvement réformiste algérien exprimé par l'Association des Ulémas Musulmans Algériens sous la direction de Ben Badis pour se convaincre de son sens aigu de la recherche en histoire de notre pays. Né le 26 mai 1898 au douar Ouled Moubarek, près d'El-Milia, l'enfant Moubarek, après des études coraniques et de langue arabe dans cette ville, élargit ses connaissances auprès de Ben Badis à Constantine. Il se rend à Tunis pour étudier à l'Université de la Zitouna où il obtient, en 1924, son «Tahcil», un diplôme équivalent au baccalauréat. Ici, un mot pour dire que l'enseignement reçu - que des auteurs de la colonisation qualifient toujours de «religieux», du reste - porte aussi sur la littérature, l'histoire et la géographie et sur les matières scientifiques courantes de l'époque, et tout particulièrement sur la Renaissance Culturelle inspirée des idées des éminents réformistes tels que Djamal-Eddine Al Afghani ou Mohammed Abdou. De retour dans son pays, Moubarek El Mili s'attache à appliquer une pédagogie nouvelle dans les premières écoles de filles, tout en devenant l'un des fidèles compagnons et collaborateur de Ben Badis. À ce titre, et créant la première imprimerie arabe libre à Constantine, il publie de nombreux articles d'une grande valeur éducative (dont le célèbre traité Rissalat ech-chirk wa madhahirih, L'associationnisme et ses divers aspects) et nationaliste dans Al-Mountaqid et Al-Baçair en signant Al-Baïdhaoui. Mais son oeuvre principale reste L'Histoire de l'Algérie dans le passé et le présent dont la traduction française sera sans aucun doute utile à de nombreux chercheurs des rives de la Méditerranée. Moubarek ben Mohammed (El-Hilali) El Mili meurt le 9 février 1945, à la suite d'un diabète contracté dans son jeune âge et qui s'est aggravé à l'annonce de la mort subite de son ami et maître Cheikh Abdelhamid Ben Badis (16 avril 1940). Précisons que la présente réédition de Târîkh al-Djazâir, due aux Editions Algériennes En-Nahdha (au renom historique, car fondées par le regretté militant nationaliste Abdelkader Mimouni), a été revue, corrigée et préfacée par Mohammed El Mili. Celui-ci, fils de l'auteur (et par ailleurs journaliste, diplomate, ancien ministre et ancien directeur de l'Organisation Arabe de l'éducation, de la Culture et de la Science [Alesco]), est lui-même historien ; on lui doit, entre autres écrits en arabe : L'histoire d'Algérie : époque turque ; L'Algérie à travers l'histoire ; Frantz Fanon et la Révolution algérienne ; Positions algériennes... et, évidemment, le riche et émouvant texte présentant son père avec le scrupule et l'objectivité de l'historien moderne... Par ainsi, voilà que Mohammed El Mili revivifie le précieux hadith d'après Abou Houraïra qui est : «Lorsque l'homme meurt, ses oeuvres périssent avec lui, sauf trois : ses aumônes, sa science dont on retire de l'utilité et un enfant vertueux pour qu'il adresse pour lui des prières à Dieu.» Aussi faut-il aborder avec intérêt et même respect cet ouvrage de Moubarek ben Mohamed El Mili.