L'OAS a appliqué la politique de la terre brulée Dimanche 1er juillet 1962, les Algériennes et les Algériens sont appelés à se rendre aux urnes afin de sceller des décennies de combats politiques et de résistances armées. Dans la mémoire collective algérienne, la date du 1er juillet 1962 apparaît comme une journée orpheline qui ne fait l'objet d'aucun rappel formel ni n'a appelé l'inscription dans l'agenda des commémorations instituées. Que cette occultation de fait puisse aussi tenir de la puissance de la charge symbolique et de la proximité du jour de consécration de l'indépendance ne devrait pas suffire à en disqualifier l'examen et en établir les enjeux. La tenue d'un référendum portant sur les choix du peuple algérien sur la question de l'autodétermination est l'une des dispositions majeures des accords d'Evian de mars 1962 avec la mise en place d'un Exécutif provisoire préfiguration de l'Etat algérien sur le territoire national (1). L'une des missions centrales de l'Exécutif, présidé par Abderrahmane Farès, ancien président de l'Assemblée algérienne, est précisément l'organisation de ce référendum dont le calendrier et l'objet sont arrêtés lors d'une rencontre secrète entre Farès et le général de Gaulle. La date du 1er juillet est proposée par le président de l'Exécutif provisoire comme la question devant faire l'objet de la consultation. «Voulez-vous que l'Algérie devienne un Etat indépendant, coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962?». La réponse à la question formulée par Abderrahmane Farès ne faisait aucun doute et autant pour les acteurs du conflit que pour les observateurs, le référendum projeté ne pouvait être qu'un vote de consécration d'une indépendance attendue. Un comité d'organisation du référendum est ainsi mis en place au niveau de l'Exécutif du Rocher Noir (Boumerdès) que préside Maître Kaddour Sator (2) et comprenant Chawki Mostefaï, Me Ammar Bentoumi, Alexandre Chaulet, Abdelatif Rahal, Jean Guyot et Ahmed Henni. René Capitant, du côté français, devait assurer la coordination avec Me Sator. La guerre de l'OAS C'est dans des conditions d'extrême précarité que l'Exécutif provisoire s'est attaché à l'organisation administrative et pratique de la tenue du référendum - listes électorales, bureaux de vote, bulletins- et fallait-il notamment tenir compte d'une administration locale globalement hostile et plus particulièrement de services de police majoritairement acquis à l'OAS? L'offensive déclarée de l'OAS contre la mise en oeuvre des accords d'Evian que lance le général Salan s'engage dès le 20 mars, le lendemain de l'application du cessez-le-feu, sous la forme d'une grève générale largement suivie par la communauté européenne. Pour autant que l'ALN comme l'armée française sont assignées, au terme des accords, à leurs positions, la question décisive de la sécurité allait se poser, quotidiennement, en termes dramatiques, du fait des violences de l'OAS. La force locale, instituée par les accords d'Evian comme interface des institutions de la transition, s'avère impuissante à assurer l'ordre et de fait c'est une nouvelle séquence de la guerre qu'entretient l'OAS, notamment à Alger et Oran. Dans la capitale, il avait fallu toute la vigilance de la Zone autonome dirigée par le commandant Azzedine pour protéger les populations des quartiers populaires et particulièrement la riposte du 14 mai lancée par la ZAA contre les fiefs de l'OAS alors que sur un autre front, les hommes du Mouvement pour la coopération (MPC) de Lucien Bitterlin -les célèbres barbouzes- montaient des opérations contre l'armée secrète des Européens d'Algérie (3). Il faudra revenir aux bilans insoutenables des crimes de l'OAS -en particulier à ceux établis par le préfet de police d'Alger Vitalis Cros- pour prendre la mesure du climat généralisé d'insécurité recherché par la politique dite de la terre brulée appliquée par l'OAS. L'accord FLN-OAS L'arrestation des principaux dirigeants de l'OAS -Salan à Alger, Jouhaud à Oran-, le début du départ massif des Européens en direction de la France, allaient changer progressivement la donne politique et conduire Jean-Jacques Susini à chercher le contact et engager des négociations avec l'Exécutif provisoire, puis directement avec Chawki Mostefaï, responsable du groupe FLN au sein de l'Exécutif. Ces négociations s'inscrivaient aussi dans une séquence particulièrement difficile pour la direction du FLN et notamment pour le Gpra qui pouvait expliquer la manière de désaveu de l'accord FLN-OAS, rendu public le 17 juin, par Benyoussef Benkhedda, lors de sa conférence de presse du 27 juin au Caire. Il faut en effet rappeler que Farès et Mostefaï avaient fait le déplacement à Tunis et Tripoli pour informer le chef du gouvernement et Ahmed Ben Bella de la teneur de leurs discussions avec Susini et en étaient revenus avec le sentiment d'une approbation de leur démarche. Les garanties publiques données par Mostefaï dans son intervention télévisée du 17 juin confirmaient, dans le fond, celles établies par les accords d'Evian et la prise de position de Benkhedda allait entraîner sa démission et celle de la majeure partie de l'Exécutif provisoire dont celle du président Farès. Ainsi donc, à quatre jours du rendez-vous décisif du référendum, l'instance en charge de son organisation n'était plus formellement en place au grand dam de Christian Fouchet, haut commissaire français à Alger. Dans un témoignage rendu public, Belaïd Abdesselem, membre de l'Exécutif provisoire, revient sur cet épisode méconnu de la guerre et rend compte des conditions de la reprise en main du processus. A bien y regarder, est-ce l'accélération des décantations politiques au sein de la direction du FLN qui allait constituer l'hypothèque la plus lourde sur la marche vers l'indépendance? Les fractures du Front Avant même la consécration solennelle de mars à Evian, le Cnra (Conseil national de la révolution algérienne), appelé fin février à endosser les termes du contenu des accords conclus lors des négociations des Rousses, entre le gouvernement français et le Gpra, enregistre les premières dissensions publiques sous la forme de l'opposition des membres de l'EMG (état-major général de l'ALN). Cette opposition devait devenir frontale et plus violente au lendemain de la libération des dirigeants du Front emprisonnés. L'alliance entre l'EMG, Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider allait reconfigurer les rapports de force au sein de la direction du Front. Le congrès de Tripoli du Cnra de juin 1962 -tenu contre l'assentiment du Gpra- se divise brutalement sur la question de la désignation du bureau politique du FLN et ne connaîtra pas de clôture formelle alors même que le consensus s'était fait sur le programme d'action du pouvoir de l'Algérie indépendante. La fracture est ainsi consommée la veille même de la concrétisation de l'objectif fixé par la proclamation du 1er novembre et est-ce sous le signe de la bataille pour le pouvoir -dont les Algériens étaient, dans l'ensemble, tenus dans l'ignorance- que se préparait aussi la tenue du référendum. Les 24 et 25 juin se tenait à Zemmorah (Bord Bou Arréridj) une rencontre entre les responsables des wilayas II, III, IV, de la Zone autonome d'Alger et de la Fédération de France du FLN marquée au coin des craintes de dérives meurtrières, sinon même d'une guerre civile. Le colonel Hassen (Dr Youssef Khatib), chef de la IVème wilaya se rend à Rabat pour mettre en garde Khider et Ben Bella contre les risques de dramatiques dérapages et s'entend répondre: «Nous prendrons le pouvoir quel qu'en soit le prix.» Le 30 juin, la crise entre l'EMG et le Gpra prend une nouvelle tournure avec l'accusation de conduite d'«activités criminelles» lancée contre le colonel Boumediene et ses soutiens et la décision de dégradation des officiers de l'EMG alors que les djounoud de l'ALN étaient invités à ne pas obéir à leurs ordres. Contre les vents contraires C'est objectivement contre tous ces vents contraires que le référendum devait se tenir le dimanche 1er juillet sur l'ensemble du territoire algérien et le mérite des hommes de l'Exécutif provisoire dans la tenue d'une véritable gageure n'aura jamais été relevé. C'est en présence massive de la presse internationale -faut-il souligner, à cette occasion, que la guerre d'indépendance algérienne aura été le premier «conflit médiatique»- que les Algériens se rendront aux urnes et l'événement se double, d'une certaine manière, de l'entrée spectaculaire des Algériennes sur la scène publique. Le 2 juillet, au moment où Ben Bella et ses alliés de l'EMG contestaient la légalité des décisions du Gpra, à Alger la commission Sator rendait publics les résultats de la consultation. Il en ressortit que sur les six millions dix-sept mille (6017000) suffrages exprimés, il y eut vingt-cinq mille cinq cent soixante-cinq (25.565) bulletins nuls. Cinq millions neuf cent quatre-vingt-douze mille cent quinze (5992115) avaient déposé le bulletin «Oui» -soit, plus de quatre-vingt-dix-huit pour cent, (98,81%)-, le «Non» recueillant seize mille cinq cent trente-quatre (16.534) suffrages. Ces chiffres qui scellaient enfin le destin national algérien, généralement méconnus ou simplement ignorés par les Algériens, font aussi l'objet de contestation par les porte-paroles de l'Algérie française et particulièrement de la part de l'ancien général Faivre très actif dans le champ de la polémique autour de la question algérienne. Faivre tient, au prix d'une risible gesticulation arithmétique, que le scrutin du 1er juillet relevait du trucage électoral alors que les autorités françaises, pour leur part, se félicitaient discrètement de l'absence notable d'incidents. Le général de Gaulle réunit son gouvernement le mardi 3 juillet qui prend acte officiellement des résultats du référendum et rend public le message adressé par le chef de l'Etat français au président Abderrahmane Farès reconnaissant formellement l'indépendance de l'Algérie. Le jour même, le président Farès fait hisser le drapeau algérien sur le siège de l'Exécutif avant de recevoir les lettres accréditant l'ancien ministre Jean Marcel Jeanneney en qualité de premier ambassadeur de France en Algérie. Le lendemain, la plupart des grandes puissances -Etats-Unis, Union soviétique, Chine populaire- rendent publique la reconnaissance par leurs gouvernements de l'indépendance de l'Etat algérien. C'est dans un climat de liesse populaire sans précédent que le Gpra, en les personnes de Benyoussef Benkhedda et de Krim Belkacem, ministre de l'Intérieur, négociateur des accords d'Evian, fait son entrée à Alger. Toutes choses politiques égales par ailleurs -celles de ce qui est connu comme la crise de l'été 1962-, le moment est tout à fait exceptionnel qui marque la rencontre, inédite, au coeur de la capitale emblématique de la colonisation, entre le peuple libéré et les dirigeants ayant conduit la lutte au terme fixé le 1er novembre 1954. Les jours d'après Ces immédiats jours d'après, ceux d'une fusion patriotique sans pareille au travers de tout le pays, doivent-ils appeler le silence sur des dépassements et atteintes à l'intégrité des personnes? Une pétition internationale avait été lancée il y a de cela quatre années -signée entre autres par l'écrivain Boualem Sansal- stigmatisant ce qui est nommé «les massacres d'Oran du 5 juillet» et appelant à leur reconnaissance par les autorités algériennes. Même si deux historiens -Pervillé et Jordi- ont largement balisé la thèse de massacres et disparitions, les témoignages contradictoires ne manquent pas qui engagent à la prudence. L'agence de presse américaine «AP» rapportait ainsi les faits: «Les combats commencèrent à midi quand une grêle de balles venant des toits et des balcons des maisons et appartements d'Européens s'abattit sur des milliers de musulmans qui célébraient l'indépendance du pays sur la place Foch et les principales places du ¨pays.»(7) Mme Benkimoun, oranaise, transmet, elle aussi son témoignage qui identifie sans ambigüité l'origine des coups de feu et des tireurs, qui se trouve, pour cela, accusée «de travailler pour le FLN» (8). Ces observations faites qui peuvent être élargies à d'autres contentieux - notamment le traitement réservé aux harkis- appellent une autre démarche que le laisser-faire, laisser-dire d'un révisionnisme à visage découvert en France par des incantations anticolonialistes de conjoncture. Il est toujours utile de dire que les Algériens ont droit à leur histoire, toute leur histoire et la journée du mardi 1er juillet 1962, pour être toujours méconnue, en est l'une des pages les plus décisives. Notes 1 - Merdaci (Abdelmadjid): Cinquante clés pour le cinquantenaire, Les Editions du Champ Libre, Constantine 2 - Me Sator (Kaddour) (1911-1997) Avocat, élu UDMA. Membre du réseau d'avocats du FLN. Arrêté. Libéré en 1961. Préside la commission d'organisation du référendum. 3 - Cdt Azzeddine: Et Alger ne brûla pas, ENAG Editions 4 - Farès (Abderrahmane): La cruelle vérité, Casbah Editions 5 - Haroun (Ali): L'été de la discorde, Casbah Editions 6 - Stora (Benjamin): L'indépendance aux deux visages, documentaire, Paris, 2002 7 - Dépêche «UP» Consultable sur le Net 8 - Benkimoun (M): Idem