Deux mois après la signature des accords d'Evian du 18 mars 1962, des négociations ont eu lieu entre le FLN et l'OAS, dans un contexte d'extrême violence. Dans l'interview qui suit, le Dr Chawki Mostefai, ancien membre du PPA et ex-responsable du groupe FLN de l'Exécutif provisoire, s'exprime sur cet accord confirmé, le 17 juin 1962, par Jean-Jacques Susini, responsable politique de l'OAS. Liberté : Après les accords d'Evian, vous aviez été traité de traître pour avoir négocié avec l'OAS. Comment aviez-vous vécu cette période ? Dr Chawki Mostefaï : Cet épisode a été le bouquet de la déception. Je me suis vu traité de traître, à la fin de la Révolution, par des militants à qui j'ai tout appris, et ce, après les avoir avertis de ce que j'allais faire en leur nom. Comme vous le savez, les accords d'Evian du 18 mars 1962 ont abouti à la création d'un organisme paritaire, six membres désignés par le gouvernement français et six membres désignés par le GPRA, pour diriger l'Algérie pendant une période intercalaire, entre la décision de cet accord et l'indépendance. Abderrahmane Farès était le président de l'Exécutif provisoire, chargé de l'administration des Affaires algériennes. J'étais le représentant politique du GPRA face au Haut-commissaire de France. Farès a été sollicité par l'OAS pour négocier un arrangement entre les Français et les Algériens. Au lieu de transférer cette information au stade politique, il s'en est occupé lui-même, pour être l'homme de la paix, pour la gloriole, et a entamé des négociations avec l'OAS. Il a établi un projet de protocole d'accord avec l'OAS. Le document existe... Il a préparé de nouveaux accords avec l'OAS et celle-ci voulait qu'ils soient adoptés par le GPRA. Farès a envoyé le document à Benyoucef Benkhedda pour le faire signer, mais ce dernier me l'a renvoyé, en me disant d'interdire à Farès tout contact avec l'OAS. D'ailleurs, c'est comme ça que j'ai appris que Farès était en train de négocier avec l'OAS. Nous, à l'Exécutif, avons ensuite interdit à Farès tout contact avec cette organisation. Côté français, il était important que l'OAS rentre dans l'ordre, parce qu'avec la révolte de l'OAS, c'était toute la population française qui allait quitter l'Algérie. Et si cette population quittait l'Algérie, ce sont tous les accords que de Gaulle a péniblement réussis avec les Algériens qui tombent à l'eau. La minorité européenne était la partie la plus importante de ces accords, plus que le problème du pétrole. Avec une minorité aussi puissante, la France avait un cheval de Troie en Algérie, qui détenait toutes les ficelles, tous les rouages de l'économie, de l'administration, de la sécurité, bref tout. À quel moment êtes-vous intervenu personnellement ? Le 6 juin 1962, j'ai reçu le commandant Azzedine, qui m'a rapporté que le colonel de la gendarmerie française, à Alger, l'a informé que les égouts de La Casbah et de Belcourt ont été bourrés d'explosifs par l'OAS, et que si le FLN n'accepte pas de négocier avec l'OAS, celle-ci va tout faire sauter. C'était un problème qui dépassait nos prérogatives. Nous avons décidé d'informer le GPRA. Une délégation de l'Exécutif provisoire, composée de Farès, Mohamed Benteftifta et moi-même, s'est déplacée à Tripoli, où se tenait le congrès du CNRA, pour rencontrer le GPRA. Mais, ce jour-là, il y a eu la cassure du GPRA, entre la minorité, c'est-à-dire l'armée et Ben Bella, et les autres qui avaient suivi Benkhedda à Tunis. Nous avons expliqué notamment à Gaïd Ahmed et à Mohammedi Saïd, ce qui se passait à Alger, en leur demandant s'il fallait négocier ou non avec l'OAS. Ils ont répondu qu'ils vont réfléchir. Nous avons ensuite interpellé Ben Bella sur la décision à prendre ; il a répondu qu'elle appartient à la majorité et qu'il respecterait sa décision. Farès, Benteftifta et moi, nous sommes alors allés à Tunis et là, Benkhedda nous dit d'aller négocier avec l'OAS. C'est ce que nous avons fait. L'accord portait sur l'arrêt des hostilités et sur l'exigence de l'OAS concernant l'amnistie et la participation à l'ordre public. Benkhedda a essayé de se défausser. Ben Bella et Boumediène nous ont traités de traîtres. C'est comme ça que j'ai démissionné. Cela justifiait-il votre retrait de l'Exécutif provisoire, puis de la vie politique ? Oui, absolument ! Se voir traité de traître par des personnes qu'on a formées ! Lorsqu'il y a eu la dénonciation de trahison, par Ben Bella et les autres, j'ai rencontré le Haut-commissaire français qui m'a dit : "C'est une pierre dans votre carrière politique". Je lui ai répondu : "Ma carrière politique est derrière moi". Et c'est la vérité parce que je n'avais pas l'intention d'être dans le gouvernement, car je les connaissais depuis 1940... J'étais médecin et je m'apprêtais à m'installer comme ophtalmologiste. Dr Mostefaï, si vous deviez rédiger vos mémoires, quel titre leur donneriez-vous ? J'ai réfléchi à la question. Le titre serait : le péché originel... Si l'étendard de l'indépendance de l'Algérie avait été levé par quelqu'un qui avait les possibilités et les moyens de mener le combat jusqu'au bout, nous n'en serions pas là. Certes, Messali a joué un rôle historique en faveur de l'Algérie. Il a fait des merveilles et atteint le sommet des sommets. Mais son insuffisance intellectuelle a fait de lui quelqu'un qui était obligé d'empêcher le mouvement d'aller de l'avant. Si Messali avait accepté la demande du FLN, celle de quitter la France et de prendre la direction FLN en Egypte, y aurait-il eu la lutte stupide entre le FLN et le MNA ? La situation de l'Algérie d'aujourd'hui vous inspire-t-elle de l'étonnement ? Je suis étonné. Quand je vois Bouteflika qui gouverne comme dans un sultanat, je suis étonné que les Algériens soient si passifs.