La vie n'est pas si rose en Europe En quête d'un bonheur à tout prix, les jeunes d'ici voient en les émigrés comme un exemple d'une vie réussie. On s'inscrit aux universités françaises puis on y va pour travailler au noir. On paye 500.000 dinars la place dans une embarcation de harraga. On s'achète un visa à 800.000 dinars sans importance pour la destination. Tout cela se passe chaque jour alors que des milliers d'autres jeunes font le chemin inverse, revenant, pour des vacances au pays. Cet été, les villages de Kabylie s'animent exceptionnellement par la venue en masse des jeunes émigrés partis, eux aussi, il y a quelques années vers l'aventure européenne. Leur présence appelle bien des questions sur l'impact qu'ils ont sur la vie quotidienne de leurs villages natals. Une bien particulière situation, à les entendre discuter avec les jeunes restés au pays. Un véritable paradoxe. En quête d'un bonheur à tout prix, les jeunes d'ici voient en les émigrés comme un exemple d'une vie réussie. Eux aussi, partis pour étudier, mais se retrouvant au travail avec des enfants. Eux aussi sont partis en risquant leurs vies par la mer, pour certains et d'autres en payant le prix fort pour un visa. Pourtant, en majorité, ils le disent bien. La vie n'est pas si rose en Europe. Elle est très difficile. Peut-être même plus qu'ici au bled. Mais, les jeunes d'ici n'en croient pas un mot. Ils gardent le cap vers l'Europe mettant les voiles par n'importe quel moyen. Pendant ce temps les experts des plus grandes universités mondiales se perdent dans le labyrinthe algérien dans leur quête des indices du bonheur et le classement mondial. Le dernier rapport de l'ONU classe l'Algérie en tête des pays africains selon des critères objectifs et subjectifs. Pour comprendre une partie de ce paradoxe, nous avons plongé au milieu de ces jeunes dans plusieurs villages. Nous avons recueilli un nombre important d'idées à même de constituer de la matière à réflexion pour des travaux de sociologie. Attablés dans un café à Tigzirt, des jeunes se sont volontiers mis à discuter avec nous. «J'ai toujours dit à mes amis d'ici que la vie n'est pas facile en Europe. Nous souffrons vraiment», affirme Samir, un jeune émigré venu avec sa compagne européenne. «Moi, personnellement, je ne peux pas vous croire. Si c'était le cas, alors revenez», réplique son ami. «On ne peut pas revenir. Ce n'est plus possible. Ce serait des années perdues pour rien», revient Samir à la charge pour convaincre de sa sincérité. La discussion s'anime et d'autres jeunes arrivent. «C'est vrai, si c'est difficile, alors, revenez ici», ajoute un autre jeune. Samir est dépassé par l'argumentation de ses amis et il abandonne. Pour nous, il devient évident que ce sont les arguments des classements qui sont démentis par ces situations. Les indices basés sur les conditions matérielles de la vie ne seraient pas suffisants pour rapporter le réel état des populations d'un pays. Autrement, comment expliquer qu'en Algérie, l'un des pays pétroliers des plus riches, des jeunes continuent de mourir en mer aux côtés de réfugiés de pays en proie à des guerres sans merci. C'est que ce n'est pas une question d'argent ni de matériel. D'ailleurs, l'Algérie, de l'avis de ces mêmes jeunes émigrés, est l'unique pays au monde où les citoyens reçoivent des maisons gratuitement et des prêts de plusieurs milliards pour commencer leur vie professionnelle. Des logements gratuits En fait, la question dépasse de loin celle de la recherche du bonheur. Quand on voit des jeunes, qui ont fait l'expérience, revenir dans leur pays, racontant des conditions de vie difficiles dans l'eldorado, alors que d'autres partent encore en plus grand nombre dans la même direction. C'est pourquoi, nous avons inversé le rapport des questions. Nous avons demandé aux jeunes émigrés les raisons qui leur font dire que leur quête du bonheur est une chimère. «C'est vrai que ma situation matérielle est meilleure, même largement meilleure, mais, j'ai toujours le vide de mon village. Là-bas, t'es toujours un étranger quoi que tu fasses et quoi que tu dises. Tu le vois dans les regards», explique Ali, un autre jeune vivant dans le sud de la France. «Quand on est ici au bled, on croit qu'on sait ce qu'on veut, mais une fois sur l'autre rive et des années qui passent, on s'aperçoit qu'on n'a pas encore répondu à cette question existentielle», ajoute-t-il, l'air chagriné. «Si vous permettez, je vous donne ma réponse à votre question. Eh bien, pour ne pas vivre ce dilemme existentiel il faut aimer beaucoup plus fort son pays» et d'ajouter «on n'est jamais heureux quand on vit à l'étranger loin de ses parents, de ses frères et soeurs. On ne peut pas être bien loin des siens et de son environnement naturel au village. Mais malheureusement, cette réalité n'apparaît qu'une fois le malaise qui nous pousse à partir dissipé». De l'autre côté, les jeunes vivants ici qualifient les dires de notre ami de philosophie qui ne donne pas à manger. «Oui, mais avant de penser ça, il me faut d'abord une belle voiture décapotable comme la sienne. Une vie au Sud de la France avec une résidence de dix ans. Puis après tant pis si je meure de nostalgie», répond un autre, refusant de paraître naïf. «Puis s'il veut qu'on échange mon bonheur ici dans notre village contre son chagrin là-bas je suis preneur», affirme-t-il narquois pour signifier qu'il ne croit pas un mot de ce que dit son ami émigré. Il devient évident que même notre quête se perd dans ce labyrinthe. L'Algérie est, si l'on se fie à ces critères, classée parmi les pays où il fait bon vivre. La sécurité est revenue ces dernières années malgré quelques manques d'autant plus existants même dans les pays les plus heureux. Les gens s'entraident peut-être plus que dans ces pays où l'individualisme est loi. Dans cette chaîne, il y aurait un maillon qui manque. Tant pis si je meurs de nostalgie «Oui, moi aussi, je ne peux pas répondre à toutes ces questions. J'ai tout fait pour me marier à une Européenne. Aujourd'hui, je donnerais tout ce que je possède pour finir ma vie avec une Kabyle. Peut-être parce que tout simplement je suis kabyle. Je ne peux pas vous le dire en tout cas, du point de vue matériel, je suis très à l'aise, mais dire que je nage dans le bonheur, ce serait vous mentir. Vous ne savez pas ce que je suis prêt à payer pour m'asseoir un matin ensoleillé sur cette pierre au milieu du village», dit un homme à la soixantaine. Cuisinier de profession dans un pays européen du Nord. «Paye-moi un séjour d'une semaine dans un hôtel en Europe, si tu veux je te transporterai cette pierre sur mes épaules jusque devant la porte de ta villa» répond un jeune du village l'air amusé. «Vous savez qu'on ne peut plus se soigner dans ce pays. Les bons médecins sont tous partis et c'est valable pour tous les domaines», ajoute le jeune. «Oui, c'est parce qu'ils veulent tous goûter à cette vie délicieuse. Vous verrez, dans quelques années, ils demanderont tous à se marier avec des Algériennes. Ils vous diront qu'ils ne sont pas heureux avec les Européennes. Vous savez, j'ai l'impression qu'on a un sérieux problème. On fuit les défauts d'une personne ou d'un pays pour aller vers les qualités d'un autre. Les années passent et on s'aperçoit qu'on a perdu les qualités de la personne ou le pays qu'on a fui et souffrons des défauts de l'Autre qu'on a suivi. Vous me direz que c'est de la philosophie, je comprends alors je vous laisse vivre ça personnellement. D'ailleurs toutes les générations de Kabyles vivent cela alors pourquoi vous vous privez de bonheur de maso», conclut le vieil émigré en s'asseyant justement sur la pierre de son enfance. Enfin, les discussions étaient attrayantes autant qu'elles étaient nombreuses. Les jeunes d'ici tiennent toujours à partir par tous les moyens, en quête d'une vie meilleure. Ceux qui reviennent de la vie meilleure disent que ce n'est pas le paradis, mais personne ne veut les croire. Or, une seule question à laquelle on n'a pas trouvé de réponse pourrait expliquer notre paradoxe: si l'Algérie est un beau pays, qu'est-ce qui empêcherait la vie d'être belle à l'intérieur? La réponse est à rechercher dans les critères de classement des pays et surtout à l'intérieur des individus.