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Ces montagnards oublies
ILS VIVENT AU COEUR DE L'OUARSENIS
Publié dans L'Expression le 12 - 03 - 2005

Ils vivent grâce à des revenus n'excédant pas les 4000 DA par mois et par foyer. Ce chiffre est celui de l'administration. Pareille situation ferait fuir n'importe qui, et ils étaient plusieurs à prendre la douloureuse décision du déracinement dans l'espoir de voir la vie leur sourire ailleurs.
Un petit enfant d'à peine 18 mois court en sautillant sur un petit monticule, poursuivi par son frère, son aîné de quelques années. Les deux bambins s'amusent sous les regards indifférents d'adultes qui ne prêtent aucune attention particulière à la scène. Pourtant, dans ce douar niché au bas d'un des sommets de l'Ouarsenis, les deux enfants auraient pu ne pas naître si l'un de leurs parents avait croisé le chemin des terroristes qui pullulaient dans la région. Mais après plusieurs années d'accalmie, presque personne n'évoque l'horreur terroriste dans l'Ouarsenis et d'aucuns ne s'émeuvent de voir la vie reprendre le dessus. La paix, les habitants de cette chaîne de montagnes, ont fini par s'y habituer. C'est un peu comme l'air, l'on a pas besoin d'en parler, on le respire un point c'est tout. Les préoccupations des populations rurales de ces contrées presque coupées du monde sont ailleurs. Elles se résument en un mot: la subsistance.
C'est, en effet, la principale revendication des jeunes qui se plaignent de ne pas trouver du travail et c'est également celle des personnes âgées qui se désolent de voir leurs enfants sans revenus, errant entre les gourbis, sans savoir quoi faire de leurs journées. La beauté du site ne leur procure aucune satisfaction particulière. Et lorsqu'on leur dit toute la chance qu'ils ont de vivre dans un endroit paradisiaque, à peine s'ils acquiescent en jetant un oeil discret aux imposantes cimes qui entourent leurs douars. C'est que la beauté ne nourrit pas son homme, semblent dire leurs regards. «Vous savez, on est tellement désespérés qu'on ne pense pas à tout ça», lance Mohamed, du douar Selmana. La trentaine déjà entamée, Mohamed, comme d'ailleurs de nombreux autres jeunes, rêve d'un emploi stable, à même de lui permettre de vivre dignement. Sa dignité, il avoue «l'écraser» lorsque sa situation devient intenable. «Je descends à Chlef ou à Oran pour travailler dans des chantiers comme «zoufri». Vous ne savez pas ce que cela fait, lorsque vous êtes obligés de dormir sur un morceau de carton», affirme-t-il, avec, dans les yeux, une lueur de révolte. Il ne parle pas de «ceux de la ville» qui, après avoir fait le même travail, rentrent chez-eux, alors que lui est obligé de se débrouiller un petit coin pour ne pas gaspiller le maigre salaire qu'il touche et rentrer dans son douar après des mois de labeur avec, en poche, un petit pécule qui ferait vivre misérablement sa famille pendant un mois ou deux. Mohamed soutient avoir fait de pareils séjours plusieurs fois. Résultat : lui et sa famille survivent, sans voir leur situation s'améliorer d'un iota.
Son ami Abdelkader, 25 ans, dit vivre de petits boulots que l'administration veut bien lui confier dans le cadre des plans de développement ruraux. Et c'est avec une petite mine triste qu'il annonce la fin d'un contrat à durée indéterminée décroché avec la Conservation des forêts de la wilaya de Tissemsilt. «J'ai bossé un peu plus d'un mois pour eux à 300 dinars la journée. Nous avons reboisé une parcelle de terre. Maintenant que le travail est fini, j'attends qu'on me propose quelque chose». A la question de savoir de quoi vivent-ils, en période creuse, les jeunes de ce douar, au même titre que ceux des autres localités, ont des réponses évasives. «On se débrouille comme on peut», avancent-ils, pressés de clore le sujet.
4000 DA par mois et la parabole en prime
A Fouara, Brahmia ou Sidi Bouziane, autant de douars qui donnent vie à la majestueuse montagne, le visiteur est frappé par la capacité des populations à tenir le coup. Aussi loin que les regards portent, on ne voit que ravins, maquis et forêts denses. Un citadin aura une grande peine à imaginer que la vie puisse se développer en ces contrées hostiles. Pourtant, elles sont là, une vingtaine de familles par-ci, une cinquantaine par-là, séparées par des kilomètres et des kilomètres de routes tortueuses ou de pistes à peine praticables. Elles vivent grâce à des revenus n'excédant pas les 4000 DA par mois et par foyer. Ce chiffre est celui de l'administration. Pareille situation ferait fuir n'importe qui, et elles étaient plusieurs à prendre la douloureuse décision du déracinement dans l'espoir de voir la vie leur sourire ailleurs. Et la vie, telle que la conçoivent les citadins, voire les Occidentaux, a pénétré les foyers de ces ruraux. Et pour preuve, une bonne partie des douars de l'Ouarsenis, sont dotés d'antennes paraboliques. C'est dire que la «civilisation» n'est plus une abstraction. Il ont ouvert une fenêtre sur le monde. Il est donc d'autant plus difficile d'assumer une existence de campagnard, lorsqu'à travers le tube cathodique et à longueur de journée, les au foyer, les jeunes, voire les enfants, découvrent un mode de vie à des millénaires du leur.
Cette contradiction est mal assumée par la jeunesse de ces douars. Les vertus de la vie simple qu'ils ont, en principe, le privilège d'avoir, dans un monde de plus en plus complexe, ne les séduits plus. Le mode de vie citadin leur fait oublier la proximité de la nature, avec tout ce que cela charrie comme perte de traditions culturelles. Au lieu de vivre, ils rêvent. Ils aspirent à faire cohabiter la ville dans leurs douars. Cet état de fait a tendance à vider les régions montagneuses de leurs spécificités, d'autant que celles-ci n'apparaissent, dans les propos des Algériens, que comme des zones de grande insécurité. On le constate largement dans la ville de Tissemsilt. Les citoyens de cette ville connaissent beaucoup de localités isolées, mais disent ne jamais y aller. «Là-bas, c'est la désolation. Les montagnards fuient ces régions pour venir s'installer dans les grabas». En fait, ils ne leur voient aucune spécificité, sauf celle d'avoir souffert des horreurs terroristes. Le douar de Larbaâ, où un massacre a été perpétré en 1998, faisant 119 victimes, revient souvent dans les propos des Tissemsiltis, comme pour appuyer l'idée selon laquelle, la montagne est un piège mortel par excellence.
L'âme de la montagne
Cela dit, à Tissemsilt aussi, on insiste sur le retour de la sécurité, ces dernières années. La montagne devient, disent les citoyens, fréquentable. «Les week-end, beaucoup de familles vont en villégiature là-bas, l'époque où l'on était otage est révolue», informe un jeune universitaire. Mais dans ses déclarations, notre interlocuteur n'évoque pas les gens qui peuplent l'Ouarsenis. Comme si la majestueuse chaîne de montagnes n'a pas d'âme. C'est tout juste, si elle sert d'endroit de décompression. Les citoyens de ces contrées passent pour une quantité négligeable. On ne les voit qu'à travers le prisme déformant de la misère citadine. Et pourtant, ils existent. Ils sont des dizaines de milliers d'Algériens à donner leur âme à l'Ouarsenis, jadis l'une des citadelles de la résistance contre l'occupant français, ensuite la fierté de millions de citoyens qui l'exhibaient comme l'un des endroits les plus beaux de la terre où des touristes européens venaient faire de l'escalade. Aujourd'hui, ceux-là mêmes qui portaient l'Ouarsenis aux cimes, s'en détournent. Certains l'ont carrément fuie et le reste y vit sans trop d'enthousiasme.
Rendre son lustre à cette région est le pari que se lancent les pouvoirs publics. Le ministère délégué chargé du Développement rural veut réinvestir cet espace oublié du développement national, en adoptant une démarche novatrice. L'idée est simple en fait : rapprocher l'Etat des populations, mais pas en tant qu'administration donneuse d'ordre et distributrice de rente. L'Etat tente de réveiller l'esprit d'entreprise ancestrale de ces populations et les accompagner à monter leurs propres projets aux fins de leur donner l'opportunité de dégager des plus-values économiques et, partant, améliorer leur quotidien. Ainsi occupés, les montagnards pourraient, peut-être un jour, redevenir fiers de leur Ouarsenis et apprécier la chance qu'ils ont de vivre en phase avec la nature. En d'autres termes, ils ne seraient plus complexés par ce qu'ils découvrent quotidiennement à travers la parabole. La nouvelle stratégie de l'Etat est à ses premiers balbutiements. Les jeunes, rencontrés dans les douars, ne semblent pas encore en saisir la portée. Mais à force de conviction, il est permis d'espérer entendre les Algériens parler de nos montagnes autrement que comme des coupe-gorges ou de simples endroits de détente.
Ainsi, le petit enfant qui gambadait entre les gourbis aura peut-être la chance de montrer à ses concitoyens de la ville, toute la fierté d'être né et d'avoir grandi dans la montagne. En attendant, l'Ouarsenis est encore loin de sa renaissance.


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