A Aïn Témouchent, qui a reçu la visite du général De Gaulle un certain 9 décembre 1960, on continue à entretenir le mythe de la «contestation organisée». Oui ou non y avait-il eu effectivement derrière les manifestants un noyau de militants du FLN? Ou s'agissait-il d'une réaction spontanée des populations musulmanes? Difficile à affirmer surtout lorsqu'on entend certains imposteurs, qui se mouchaient encore le nez à l'époque, soutenir honteusement qu'ils étaient les principaux acteurs des échauffourées de la place de la mairie. Quand les morts ne peuvent plus témoigner surgissent de toutes parts des «héros» en quête de reconnaissance. Depuis que le général a donné l'impression de vouloir en finir au plus vite avec la question algérienne et envisager pour cela un référendum pour l'autodétermination, les ultras ont multiplié les provocations pour faire pression sur le gouvernement français en butte, à l'ONU, au problème algérien. A Paris, le 3 novembre 1960 se tenait le procès des «barricades d'Alger» orchestrées par le député d'Alger, Pierre Lagaillarde. Le lendemain, De Gaulle, dans une allocution télévisuelle, fait part de son intention d'organiser un référendum et nomme Louis Joxe, ministre d'Etat chargé des Affaires algériennes. Dans les faits, cela voulait dire qu'il appartenait désormais à l'Elysée de dicter la ligne de conduite à adopter en Algérie. Le 9 décembre, alors qu'à Alger les commandos du «FAF» dressaient des barricades, la caravelle du général De Gaulle atterrissait à l'aéroport militaire de Zenata. De là, il regagne Aïn Témouchent en hélicoptère. Tout le gratin local est au rendez-vous. La place des Martyrs où se sont mêlés Français et musulmans commence à s'agiter. De Gaulle à peine descendu de voiture est apostrophé par la foule: «A bas De Gaulle. Algérie française..» Les ultras, partisans du statu quo, semblent au bord de l'excitation pendant que les musulmans massés à l'arrière tentent d'interpeller le chef d'Etat français. Ce dernier gravit d'un pas serein les marches de l'hôtel de ville accompagné de Joxe, Messmer, le ministre des Armées, Crépin le commandant en chef et plusieurs autres ministres. Foccart, qui veille sur la sécurité du président, craint le pire car le général affectionne les bains de foule et déroute par son comportement imprévisible. Une fois les souhaits de bienvenue prononcés et les toasts levés en l'honneur de l'illustre hôte, la délégation quitte le premier étage de la mairie. La silhouette du général émerge du lot des officiels. A ses côtés, des gardes du corps sont aux aguets. Ils craignent le pire. De Gaulle s'apprête à rejoindre sa DS noire quand il aperçoit au fond des rangs des groupes de musulmans et sans crier gare, il fend la foule bousculant au passage les personnalités. Accueilli aux sons de slogans «Vive De Gaulle, Algérie algérienne», il s'en va serrer les mains des Arabes avant de déclarer à brûle-pourpoint «Voilà les gens qui souffrent...» Les «gorilles», chargés de sa sécurité, s'affolent quelque peu. Les cris des Arabes ont couvert les mots d'ordre européens. Le moment de stupeur passé, De Gaulle remonte dans sa DS et s'adosse au siège. Jean Morin, assis près de lui, s'éponge le front. Dehors, sur la place, les empoignades entre les deux communautés reprennent de plus belle. La police charge les manifestants à coups de matraque. La ville tout entière est prise de fièvre. Les youyous fusent des maisons et les emblèmes vert et rouge apparaissent. Aïn Témouchent venait d'annoncer la couleur. Le voyage du général ne fait que commencer. A Saïda, Mostaganem, Orléansville, Alger, Tizi Ouzou, ce seront les mêmes scènes de colère, de violence et de haine tandis que De Gaulle s'avançait à pas feutrés dans un discours appelant à l'unité de la patrie et à l'harmonie des communautés musulmane et française: «... Par-dessus tout, dira-t-il, je tiens, pour évident, que la situation, à mesure qu'elle se prolonge, ne peut offrir à notre pays que des déboires, peut-être des malheurs, bref qu'il est temps d'en finir.» Déjà se dessinait la voie dans laquelle s'est engagé l'artisan de la Ve République. Les sanglantes manifestations des 9, 10 et 11 décembre l'ont davantage convaincu de la nécessité de dialoguer avec les «hommes de la rébellion» et de conclure «un accord honorable». De Gaulle, après trois ans de pouvoir, va imprimer son propre rythme à l'histoire. Un mois après, c'est-à-dire, le 8 janvier 1961, le référendum sur l'autodétermination scellera le sort du pays. Le général De Gaulle, au-delà de la symbolique d'un voyage mouvementé, n'a-t-il pas, en ce mois d'hiver, forcé le destin ? Comme à son accoutumée, le visionnaire qu'il était savait que le «oui» de l'indépendance allait l'emporter. Tel un feu, il couvait depuis 130 années.